Peut on forcer quelqu'un à être libre ?
Publié le 06/12/2005
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La liberté peut être définie de deux manières 1) négativement comme le fait de ne pas subir de contrainte externe de la part d’un autre qui limiterait notre pouvoir d’action 2) positivement, comme la capacité de se déterminer soi-même à prendre un parti plutôt qu’un autre. Or si l’on prétendait forcer quelqu’un à être libre, cela signifierait qu’il serait contraint de l’extérieur à l’être et que donc le premier sens de la liberté ne pourrait pas être respecté. Mais la liberté au premier sens est une condition de possibilité de la liberté entendue au second sens, car quelqu’un qui est forcé de faire quelque chose ne saurait se déterminer librement à le faire. On comprend donc que l’expression « forcer quelqu’un à être libre « semble être un oxymore, c'est-à-dire être contradictoire dans les termes. Pourtant si l’on ne peut forcer quelqu’un à être libre, on peut l’aider à devenir libre, en exerçant sur lui une contrainte momentanée durant laquelle l’individu ne sera pas libre, mais au terme de laquelle il deviendra libre. C’est d’ailleurs ce que vise toute éducation digne de ce nom. En effet on peut considérer qu’un enfant n’est pas libre au sens plein du terme, au sens où il n’a ni les moyens de subvenir à ses besoins, ni une idée claire de ce à quoi il aspire profondément. L’éducation vise à permettre à l’individu de savoir à quelle genre de vie il aspire, en lui donnant les moyens intellectuels qui lui permettront de penser sa vie, et fournit également les moyens d’être financièrement autonome. Mais si forcer quelqu’un à devenir libre suppose d’exercer sur lui une contrainte momentanée, cette contrainte ne peut pas être totale, et doit toujours en appeler à la liberté du sujet à venir. En ce sens la contrainte doit toujours s’effacer à terme en faveur d’un accompagnement, d’un guidage, qui en appelle à la responsabilité du sujet.
«
Rousseau partage avec les partisans du droit naturel l'idée que l'être humain est naturellement libre et autonome, chacun d'entre nous a naturellement le droit de décider de ses propres actions, dans son propre intérêt.
Or, l'intégration à un Etat nécessite une organisation sociale, deslois, un pouvoir commun.
Le problème central qu'examine le « Contrat social » est de savoir ce qu'est une loi légitime, ou encore de déterminer à quoi chacun de nous s'engage en vivant sous un pouvoir commun.
Qu'est-ce que je donne de mon pouvoir de me diriger moi-même ? à qui ? enl'échange de quoi ? Ou encore, dans quel but véritable les hommes décident-ils de s'associer, de se donner des lois communes ?
Alors que Hobbes pense que le souci d'être en sécurité est le principal moteur de la vie sociale, Rousseau affirme que « renoncer à sa liberté, c'est renoncer à sa qualité d'homme ».
Non seulement la liberté est inaliénable, et nul ne peut vouloir être soumis à un autre, mais surtout les hommes s'associent pour conserver leur liberté et se préserver des rapports de dépendance personnelle.
Le problème de la création de l'Etat légitime peut donc s'énoncer ainsi : « Trouver une forme d'association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s'unissant à tous n'obéisse pourtant qu'à lui-même et reste aussi librequ'auparavant. »
Or, comment créer des lois et n'obéir à personne ? La réponse de Rousseau est apparemment simple : « Le peuple soumis aux lois doit en être l'auteur. »
Chaque individu promet d'obéir à la « volonté générale ».
La « volonté générale » est ce qu'il y a de commun dans toutes les volontés.
Par exemple, au moment où un groupe d'individus veut s'associer, il existe en chacun de ses futurs membres une volonté commune : créer cetteassociation, quelles que soient par ailleurs leurs volontés particulières et différentes, singulières.
En promettant d'obéir à la « volonté générale », je ne promets en fait que d'obéir à moi-même, qu'à une partie de ma volonté, qui se trouve coïncider avec celle des autres.
Sans doute, enobéissant à la « volonté générale », ne réaliserai-je pas toutes mes volontés, je ne satisferai pas tous mes intérêts.
Mais je me réaliserai que ce que je veux, que mes intérêts.
En aucun cas je ne serai soumis à la volonté d'un autre.
Bref, je resterai libre.
« Tant que les sujets ne sont soumis qu'à de telles conventions, ils n'obéissent à personne, mais seulement à leur propre volonté.
»
En obéissant à la loi, qui n'est qu'une déclaration de la « volonté générale », je perds ma liberté naturelle de faire tout ce que je veux ou plus précisément tout ce que je peux , étant donné la force des autres qui peuvent s'opposer à mes projets.
Mais je gagne précisément une libertépolitique, qui me permet à la fois de n'obéir qu'à moi-même (puisque je peux me considérer comme l'auteur de la volonté générale, qui est une partiede MA volonté), et ne pas subir la volonté d'un autre (plus fort, plus rusé, plus riche).
De plus, il y a fort à parier que les lois seront justes, puisque ceux qui les font doivent les subir ; chaque membre del'Etat est à la fois et législateur et sujet.
Son propre intérêt lui commande donc de faire des lois judicieuses, puisqu'ilen subira les conséquences.
Ainsi, l'égoïsme naturel se voit servir l'intérêt commun.
On comprend alors la fort belle formule de Rousseau : « L'obéissance à la loi qu'on s'est prescrite est liberté. » La liberté n'est pas le caprice, mais le respect des lois que l'on se donne à soi-même et qui nous préservent de subir lecaprice d'autrui.
Cependant, il se peut qu'un individu désobéisse à la loi.
De quel droit le punir ? Est-ce légitime ?
Pour comprendre la réponse de Rousseau , il faut comprendre le mécanisme même qui pousse u individu à désobéir.
En désobéissant à la loi, je désobéis à moi-même, à une partie de ma volonté commune.
Cela n'est possible queparce qu'il y a une différence entre « homme » et « citoyen » : « En effet chaque individu peut avoir une volonté particulière contraire ou dissemblable à la volonté générale qu'il a comme citoyen. » Contrevenir aux lois, c'est faire prédominer sa « volonté particulière », son intérêt propre sur l' » intérêt général » qu'on continue d'avoir comme «citoyen ».
Par exemple, il y a fort à parier que, comme « citoyen », j'ai voulu et continue de vouloir une loi interdisant le vol ou protégeant la propriété.
Il se peut que dans le même temps je désire m'approprier le bien de mon voisin.
Si je vole,je ferai prévaloir mon intérêt égoïste sur l' « intérêt général » qui est aussi le mien, donc je voudrais à la fois que la loi me protège, et à la fois la violer quand cela m'arrange.
Le raisonnement du contrevenant fait « [qu'] il jouirait des droits du citoyen sans vouloir remplir les devoirs du sujet.
»
Il est clair que l'attitude du contrevenant est contradictoire et injuste, et que le corps social a donc le droitd'exercer sur lui une contrainte.
Il est légitime de faire respecter les lois, qui, sinon n'auraient plus lieu d'être.
Mais Rousseau va plus loin ; en me forçant à obéir aux lois, on ne me contraint à rien d'autre qu'à obéir à ma propre volonté (cad à la volonté générale), on me rappelle à mon statut de citoyen.
Or être citoyen, protégé pardes lois dont on est l'auteur, est la seule façon d'échapper aux rapports de forces entre individus qui ont desvolontés antagonistes, d'être soumis à la volonté du plus fort, de sombrer dans des liens de dépendancepersonnelle :
« Ce qui signifie autre chose sinon qu'on le forcera d'être libre ; car telle est la condition qui, donnant chaquecitoyen à la patrie, le garantit de toute dépendance personnelle. »
En analysant la contradiction qui peut exister entre la volonté que l'on peut avoir comme individu privé et égoïste,et la volonté universelle que l'on a comme citoyen, Rousseau ouvre la voie aux magnifiques analyses morales de Kant , qui retranscrira sur le plan éthique ce que Rousseau met à jour au plan politique..
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