Peut-on établir une différence entre le temps mesuré par le physicien et le temps vécu par la conscience ?
Publié le 10/03/2004
Extrait du document
«
2.
Bergson et l'affirmation de la durée
Selon Bergson, il ne convient pas seulement de distinguer entre le temps vécu et le temps duphysicien, celui que considère la science.
Le véritable temps, celui de la conscience, que Bergsonnomme la durée, ne peut absolument pas être ramené au temps objectivé du monde physique.Pour Bergson, en effet, le temps du physicien, comme celui que nous pensons ordinairement, pourla commodité de l'action, est un temps abstrait spatialisé, contaminé par l'espace : c'est un tempshomogène, comme nous l'avons vu, composé d'instants discrets, de « simultanéités qui, sans sesuccéder, se distinguent, en ce sens que l'une n'est plus quand l'autre paraît ».
En revanche, letemps réel, la durée, n'est « qu'une succession de changement qualitatifs qui se fondent, sepénètrent sans contours précis, sans aucune tendance à s'extérioriser les uns par rapport auxautres, sans aucune parenté avec le nombre » :
LE TEMPS
« La durée réelle est ce que l'on a toujours appelé le temps, mais le temps perçu commeindivisible.
Que le temps implique la succession, je n'en disconviens pas.
Mais que la succession seprésente d'abord à notre conscience comme la distinction d'un « avant » et d'un « après »juxtaposés, c'est ce que je ne saurais accorder.
Quand nous écoutons une mélodie, nous avons laplus pure impression de succession que nous puissions avoir — une impression aussi éloignée quepossible de celle de la simultanéité — et pourtant c'est la continuité même de la mélodie et l'impossibilité de la décomposer qui font sur nous cette impression.
Si nous la découpons en notes distinctes, en autant d'« avant » etd'« après » qu'il nous plaît, c'est que nous y mêlons des images spatiales et que nous imprégnons la succession de simultanéité : dansl'espace, et dans l'espace seulement, il y a distinction nette de parties extérieures les unes aux autres.
Je reconnais d'ailleurs que c'estdans le temps spatialisé que nous nous plaçons d'ordinaire.
Nous n'avons aucun intérêt à écouter le bourdonnement ininterrompu de lavie profonde.
Et pourtant la durée réelle est là.
C'est grâce à elle que prennent place dans un seul et même temps les changementsplus ou moins longs auxquels nous assistons en nous et dans le monde extérieur.
» (La Pensée et le Mouvant, pp.
188-189).
3.
Critique de la durée bergsonienne
Pour Bergson, donc, « la durée toute pure est la forme que prend la succession de nos états de conscience quand notre moi se laissevivre, quand il s'abstient d'établir une séparation entre l'état présent et les états antérieurs » (Données immédiates, p.
76).
La duréeest qualité pure tandis que le temps n'est que quantité.
Pure fluidité, la durée serait ainsi quelque chose de foncièrement différent dutemps.
Cette vue a été très tôt critiquée, en particulier par Sageret (La vague mystique), R.
Berthelot (Un pragmatisme utilitaire) et M.Bol; (Attardés et précurseurs), dont nous exposerons ici les principaux arguments :Selon Bergson (Données immédiates, p.
87), les savants déclarent identiques deux intervalles de temps quand leurs débuts ainsi queleurs fins se produisent simultanément ; cependant ils ne s'occupent jamais de ce qui peut se passer entre ce début et cette fin, ce quiprouve que leur temps ne dure pas.Mais l'on objectera que cet argument vaut également pour l'espace, ce qui signifierait que l'espace n'a pas d'étendue, qu'une longueurn'a pas de longueur, etc.Bergson vise à prouver que « l'intervalle de durée lui-même ne compte pas selon la science », en avançant l'argument suivant : « sitous les mouvements de l'univers se produisaient deux à trois fois plus vite, il n'y aurait rien à modifier ni à nos formules, ni auxnombres que nous y faisons entrer "alors que" la conscience aurait une impression indéfinissable et en quelque sorte qualitative de cechangement » (Données immédiates, p.
88).Mais cet argument est non seulement contredit par la dynamique, il est aussi absurde, puisque la vitesse de la lumière étant unevitesse limite, on ne peut supposer qu'elle puisse aller deux à trois fois plus vite.Les divers rythmes de la durée que Bergson s'efforce de substituer au temps du physicien, supposent ce temps lui-même, car si cetemps n'existait pas, comment pourrions-nous comparer ces différents rythmes et soutenir que l'un est plus rapide que l'autre ?
Dans un autre ordre d'idée, si la durée est, comme le veut Bergson, une mélodie, peut-on dire que la mélodie soit pure fluidité etfusion, comme la durée bergsonienne ? Ainsi H.
Delacroix émet-il du point de vue musical des réserves sur les descriptions de Bergson: « Le temps bergsonien n'est pas musical ; pas plus que le temps homogène...
Ne lui manque-t-il pas la distinction et l'ordre ? Letemps musical est un temps marqué avec des inégalités et des différences, avec la fluidité pure, le temps lui-même disparaît peut-être.C'est la distinction progressive, le glissement de la distinction à travers la pénétration qui fait que la durée ne s'abîme pas dans unéternel présent » (Psychologie de l'art, pp.
254-256).
Conclusion
Il convient certes de distinguer « le temps physique indépendant de nos états d'âmes et le temps psychique qui, dans le même laps detemps objectif, peut varier pour différents sujets suivant l'intensité de leur vie intérieure » (L.
Rougier, Les paralogismes durationalisme, 1920, p.
510).
Mais cela ne signifie pas que le temps perçu par ma conscience et le temps conçu par le physicien nesoient pas une même et unique réalité.
Simplement le temps vécu, la durée, est un temps subjectif, le temps du physicien le même temps, mais objectif.
Ainsi, la durée estune sorte d'équation personnelle", une sorte de coefficient subjectif, qui intervient dans notre perception du temps : une maisonn'apparaît pas de la même manière à qui l'observe en dehors et à qui en explore l'intérieur » (M.
Boll, op.
cit., p.
24)..
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