PEUT-ON DIRE QUE, SI LES SAVANTS VISENT À DÉFINIR LES LOIS DU RÉEL, L'ARTISTE, LUI, IGNORE TOUTE LOI ?
Publié le 10/03/2004
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• Éviter la comparaison art-science : il s'agit ici des savants et de l'artiste dans leur pratique.
• La formulation du sujet est déroutante : doit-on admettre que «si les savants...« peut être considéré comme une condition vérifiée, ou faut-il en effectuer la démonstration?
• Sujet difficile: si vous traitez des deux pratiques, quelques connaissances précises sur la seconde sont évidemment nécessaires...
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Contrairement à la trop habituelle imagerie, l'artiste n'est pas un doux inspiré, marginal et rêveur (ou à l'inverse,emporté et fougueux, puisque comme toute image mythique, l'image habituelle de l'artiste est contradictoire), quiproduit ce qu'il veut pour peu et dès que la Muse s'empare de son esprit.Tout art suppose un apprentissage technique élémentaire: on n'est pas sculpteur en tapant n'importe commentdans un bloc de marbre et la fonte en bronze obéit à des lois parfaitement physiques.
Mais, au-delà de cesinformations minimales peuvent aussi intervenir des principes généraux, des lois d'organisation que l'artiste doitrespecter s'il entend que son travail soit reçu.
On peut citer les règles de composition géométrique (nombre d'or...)qui ont régné durablement en Occident (Dürer en fait abondamment usage, mais aussi Poussin) aussi bien que lafaçon dont les genres sont classiquement définis en musique (symphonie, concerto...) ou en poésie (sonnet,rondeau, ode...), ou encore les règles (des trois unités, du vraisemblable) en usage dans la tragédie du XVIIe siècle.Plus généralement, et de façon sans doute moins consciente, l'artiste est malgré lui soumis à deux ordres quiprédéterminent, au moins en partie, son travail : on aurait tort de penser que l'invention artistique peut êtretotalement indépendante du moment où elle s'effectue ou — pour parodier Marx — que l'art «tombe du ciel».
Cetteinvention est en fait dépendante des techniques et des modes de représentation en usage à une époque (cf.
lestravaux de Francastel) en même temps que de la mentalité globale dans laquelle elle s'inscrit: on imagine mal unpeintre ou un écrivain du Moyen Age prenant le parti de l'athéisme...Ce réel existe autant que celui dont s'occupe le scientifique: humain et social, sa présence est plus diffuse, moinsimmédiatement perceptible que celle de la nature, mais il n'en existe pas moins — et c'est aussi en ce sens que l'onpeut comprendre la proposition de Hegel selon laquelle l'art exprime l'« esprit d'un peuple ».On sait toutefois qu'à s'inscrire trop fidèlement dans un courant déjà répertorié et organisé, l'artiste risque den'aboutir qu'à une production académique (cas des tragédies de Voltaire: se référant aux règles d'un genre qui n'estplus socialement nécessaire, il échappe aux demandes implicites de la mentalité de son temps, mais se condamne àne composer que des parodies).
Il est d'ailleurs notable que l'académisme guette également l'artiste lorsqu'il obéittrop servilement aux «lois» ou du moins aux exigences du pouvoir qui prétend le contrôler (cas des régimestotalitaires): c'est qu'alors la loi civile et politique entend bien interdire à l'artiste de produire sa loi propre, c'est-à-dire d'être législateur de son oeuvre.Tel est pourtant l'artiste au sens moderne: ce qui semble trop souvent n'être qu'une production débridée sinondélirante de son imaginaire est en fait la mise en place progressive d'une oeuvre qui, ignorant initialement ce qu'ellepourra être, ne peut découvrir ses propres règles qu'en cours d'élaboration.
Si l'art moderne et contemporain fontproblème (notamment par rapport au public), c'est parce qu'après avoir rompu avec toute réglementationtraditionnelle (des styles, de la hiérarchie des genres, de la composition et de la figuration, de la transmission dusavoir et du savoir-faire du maître au disciple ou à l'élève dans l'atelier), l'artiste doit inventer un système singulierdont les règles demeurent le plus souvent implicites.
Au lieu de prolonger une tradition dont les règles finissaient pardevenir ou paraître coutumières, l'artiste moderne veut innover: il brise les formes classiques (Rimbaud,Lautréamont), modifie l'espace de la représentation (l'impressionnisme) ou renonce à toute allusion au visible(Mondrian, Malevitch); il invente de nouveaux rapports sonores (École de Vienne, dodécaphonisme) en même tempsque de nouveaux matériaux (musique concrète).
Cela ne signifie aucunement qu'il fasse désormais «n'importe quoi»— bien au contraire: chaque artiste, retrouvant quelque chose de la définition kantienne du génie, organise unsystème qui ne pourra être repris tel quel et, ce faisant, expose simultanément ses oeuvres et les règles qui lessoutiennent.
L'exploration artistique, une fois balayée les règles traditionnelles, met en place un nombre indéterminéde règles singulières, dont l'application est en général limitée à une trajectoire personnelle.
Mais on aurait tort depenser qu'un invention sans contrainte s'effectue plus aisément: il semble que le contraire corresponde mieux à laréalité, et tout artiste définit les lois de son travail parce qu'il y trouve les conditions mêmes de sa productivité (voirpar exemples les travaux littéraires de l'Oulipo).
L'artiste «ignore» les lois précises du savant parce qu'il est son premier législateur.
Ce faisant, il donne à la formulekantienne du beau comme « symbole de la moralité» une actualité permanente: en travaillant selon des lois propres,il synthétise ses données dans l'espoir d'en faire l'énoncé d'une loi potentiellement universelle..
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