Peut-on apprendre à juger la beauté ?
Publié le 28/01/2004
Extrait du document
«
I – La beauté est-elle un état de chose ?
Nous disons de différentes choses qu'elles sont « belles ».
S'agit-il d'une qualité qui appartient en propre à ce quenous jugeons être beau ou bien seulement d'une impression que nous avons face à certaines choses.
Autrement dit,juger de la beauté de quelque chose, est-ce révéler une qualité ou alors est-ce exprimer un sentiment qui ne relèveque de notre subjectivité ?
Ludwig Wittgenstein s'intéresse dans les « leçons sur l'esthétique » (cf.
Leçons et conversations , Gallimard, 2003, pp.
15 sq.) à la question de l'apprentissage de l'utilisation du terme « beau », en particulier par les enfants.
Cetteapproche du problème est linguistique et pragmatique : en quelle situation utilise-t-on le mot « beau » ? Il affirmeimmédiatement : « si vous vous demandez comment un enfant apprend « beau », « magnifique », etc., vous trouvezqu'il les apprend en gros comme des interjections.
» Le mot beau est utilisé de la même manière que lorsque nousdisons « aie ! » quand nous nous sommes fait mal.
Il se substitue à un geste.
Pour prendre un autre exemple, faceun « beau » paysage, nous pouvons indifféremment sourire ou ouvrir de grands yeux béats, ou dire « ouah ! », ouencore dire « c'est beau ! ».
Dans tous les cas, nous manifestons notre approbation.
Ce qui donc importe, ce sontles circonstances dans lesquelles le mot « beau » est utilisé.
Par conséquent, la beauté n'est en aucune manière une affaire de jugement.
Lorsque nous disons « c'est beau ! »nous ne jugeons pas d'une qualité objective de quelque chose mais nous manifestons notre approbation dans unecertaine situation.
Le beau, dans cette perspective, n'est pas un état de chose.
Transition :
Une chose est de dire que les propositions dans lesquelles le terme « beau » intervient ne peuvent jamais êtrevéritablement des jugements, une autre est le fait que nous croyons tout de même émettre des jugements endisant : « c'est beau ! ».
De fait, un critique d'art, même s'il a tort, pense affirmer quelque chose de l'oeuvre et nonseulement sa propre impression, lorsqu'il juge que telle ou telle oeuvre est « bonne » ou « belle ».
Mais si justementil ne s'agit que d'une marque d'approbation, comment fonde-t-il son jugement ?
II – Comment jugeons-nous du beau ?
Précisons notre problème en creusant l'exemple du critique d'art : celui-ci va juger de la beauté d'une oeuvre commed'une qualité lui appartenant.
Si nous nous limitons avec Wittgenstein à considérer que ce type de jugements estl'expression d'une approbation personnelle, alors le critique d'art ne sert à rien.
Celui qui écoute sa critique pourratrès bien ne pas donner son approbation en affirmant à l'inverse que l'oeuvre est ratée ou laide.
Or ce n'est pas cequi se passe.
Au contraire, le critique va susciter une discussion en faisant référence à un ensemble de critèresobjectifs de l'oeuvre qui lui permettrons de fonder son jugement.
Il dira par exemple que telle peinture est belleparce que les proportions des corps y sont respectées à la perfection, parce que la palette de couleur participe àmerveille de l'ambiance générale de la scène représentée et convient à celle-ci, etc.
D'une manière générale, le jugement esthétique se fonde sur un ensemble de règles.
Il faut préciser ce concept clef: la règle n'est jamais absolue, elle n'a pas valeur de loi.
Si c'était le cas, toutes les oeuvres d'arts dites bellesrespecteraient les mêmes règles.
On pourrait donc imaginer une oeuvre absolument belle : celle qui collerait le plusaux règles.
Au contraire les règles sont historiques et institutionnelles, ce qui signifie qu'elles sont déterminées parune société donnée à un moment donné.
Le critique d'art fait partie de ceux qui justement, font autorité, c'est-à-dire, ceux qui ont le pouvoir d'instituer des règles.
L'artiste lui-même, par sa renommée, institue des règles.
On seréfère à lui.
En disant : « c'est beau ! », qu'il s'agisse d'une oeuvre d'art ou d'un paysage, nous ne faisons pas que donner notreapprobation mais nous fournissons à autrui les règles qui leur permettrons de donner leur approbation.
Autrementdit, nous ne jugeons pas un état de chose ou une qualité, mais jugeons des circonstances dans lesquelles il estlégitime de dire qu'une chose est belle.
Apprendre à juger du beau, ce n'est rien d'autre que comprendre dans quellesituation il est légitime de dire : « c'est beau ».
C'est encore apprendre les règles qui président à l'utilisation duterme « beau ».
Transition :
Nous avons dit d'une part que ces règles étaient tout sauf immuables, d'autre part qu'il était possible de lesapprendre.
Apprendre à juger le beau est donc autre chose qu'apprendre un théorème de mathématique.
Il n'y a paspour cela de manuel scolaire.
Qu'est ce alors que cet apprentissage où il semble que rien n'est appris ? A-t-il mêmequelque chose comme un contenu ?
III – En quel sens parler d'un apprentissage ?
Affirmer que juger du beau relève d'un apprentissage est problématique : on pourrait toujours répondre quequelqu'un qui ne connaît absolument rien à la peinture est pourtant bien en mesure d'affirmer que telle toile estbelle.
Mais il faut justement garder à l'esprit le statut bien particulier des règles : elles n'ont en aucune manièrebesoin d'être consignées comme telles dans un recueil qui pourrait s'intituler « règles circonstancielles de l'utilisationdu mot « beau » ».
Lorsque nous disons qu'elles sont socialement déterminées, cela ne signifie pas qu'elles le sontde manière consciente ou écrites.
Elles ne sont en réalité jamais prononcées.
Elles relèvent de l'usage au même titre.
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