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Ovide, Les Métamorphoses, III

Publié le 19/03/2015

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ovide

Le miroir de Narcisse

Il était une source limpide aux eaux brillantes et argentées, que ni les bergers, ni

les chèvres qu'ils paissent sur la montagne, ni nul autre bétail n'avaitjamais approchée,

que n'avait troublée nul oiseau, nulle bête sauvage, nul rameau tombé d'un

arbre. Elle était entourée de gazon qu'entretenait la proximité de l'eau; et la forêt

empêchait le soleil de jamais réchauffer les lieux. C'est là que Narcisse, fatigué par

l'ardeur de la chasse et par la chaleur, vint s'étendre, attiré par l'aspect du lieu et

par la source. Mais, tandis qu'il tente d'apaiser sa soif, une autre soif grandit en lui.

Pendant qu'il boit, séduit par l'image de sa beauté qu'il aperçoit, il s'éprend d'un

reflet sans consistance, il prend pour un corps ce qui n'est qu'une ombre. Il reste

en extase devant lui-même, et, sans bouger, le visage fixe, absorbé dans ce spectacle,

il semble une statue faite du marbre de Paros. Il contemple, couché sur le sol,

deux astres, ses propres yeux, et ses cheveux, dignes de Bacchus, dignes aussi

d'Apollon, ses joues imberbes, son cou d'ivoire, sa bouche charmante, et la rougeur

qui colore la blancheur de neige de son teint. Il admire tout ce par quoi il inspire

l'admiration. Il se désire, dans son ignorance, lui-même. Ses louanges, c'est à

lui-même qu'il les décerne. Les ardeurs qu'il ressent, c'est lui qui les inspire. Il est

l'aliment du feu qu'il allume. À combien de reprises il prodigua de vains baisers à

l'onde trompeuse ! Que de fois, pour saisir le cou aperçu, il plongea dans l'eau ses

bras, sans les refermer sur soi. Que voit-il donc? Il l'ignore. Mais ce qu'il voit

l'embrase, et la même erreur qui abuse ses yeux excite leur convoitise. Crédule

enfant, à quoi bon ces vains efforts pour saisir une fugitive apparence ? L'objet de

ton désir n'existe pas ! Celui de ton amour, détourne-toi et tu le feras disparaître.

Cette ombre que tu vois, c'est le reflet de ton image. Elle n'est rien par elle-même,

c'est avec toi qu'elle est apparue, qu'elle persiste, et ton départ la dissiperait, si tu

avais le courage de partir !

Ovide, Les Métamorphoses, III,

trad. J. Chamonard, GF-Flammarion.

Le narcissisme exprime alors la propension à tout rapporter à ce qu'on éprouve d'abord, sans recul ni distance, sans cons­cience même d'une telle centration subjective. L'altérité réelle des choses et des êtres se trouve effectivement méconnue, avec les graves déconvenues que suscite une telle cécité. Vivre, c'est s'ouvrir au monde en tant que tel, et le découvrir dans son amplitude comme dans sa réalité propre, résistant aux illu­sions narcissiques. Il faut oser le décentrement, et s'affranchir des limites liées à la singularité d'une existence et d'une per­sonne.

ovide

« Le miroir de Narcisse 137 devenues trop familières.

On se met à distance pour se res­ saisir comme on le ferait pour un objet, et l'on s'invente un miroir où l'on se voit regardant, pour avoir idée du visage et de l'allure sous laquelle on se présente aux autres.

L'image de soi pour soi-même est aussitôt mise en perspec­ tive par l'image de soi pour les autres.

Sortie de soi tentée pour se délivrer d'une solitude où le sujet serait tout à lui-même, seul avec lui-même, comme dit si bien la notion de solipsisme.

Ce décentrement pratiqué est d'abord imaginaire puisque les références qu'il met en jeu viennent de soi.

Mais il rencontre bientôt l'évidence de l'altérité : la réalité extérieure a sa vie propre, les réactions d'autrui sont souvent imprévisibles, le monde ne se plie guère au désir qui le faisait à son image.

Divorce de principe, et retour à soi lourd de ces normes découvertes et d'une conscience inédite de ce qui est.

Mais ce « soi » auquel on a conscience de faire retour existait-il en amont de l'aventure existentielle et des premières rencontres qui la marquent ? S'il n'est de vie d'homme que dans le contexte d'une vie sociale nourricière, de relations intersubjectives toujours déjà présentes, l'émergence du sujet qui dit «je» ne peut se com­ prendre sans référence à ce qui apparaît ainsi comme consti­ tutif.

Le corps lui-même, unité ressentie des schémas phy­ siques, n'est pas une référence suffisante.

L'image que chacun acquiert de soi ne lui vient-elle pas de modèles auxquels il se réfère et se compare, par un jeu secret d'identifications et d'oppositions ? La quête qui commence alors est bien de soi à travers les autres : l'identité est à construire ; elle n'est pas simple déploiement d'une essence singulière qui préexisterait à l'aventure.

Narcissisme: amour porté à l'image de soi-même.

Valéry: «Je prétends à l'extrême douceur d'être tout à moi-même.

»Mais quel est ce soi, sinon d'abord l'apparence physique découverte avec surprise dans un miroir d'eau claire? Narcisse en extase devant son image ne sait pas qu'il poursuit un rêve inconsis­ tant, puisqu'il n'a pas conscience que l'onde ne lui renvoie que sa propre image.

La source n'est pas comprise comme un miroir, mais comme un élément semblable à d'autres, comme l'air ambiant où se frôlent les formes de multiples objets, où se rencontrent les êtres.

L'illusion est ici une contrefaçon de l'extériorité, qui se dissout dès que Narcisse veut serrer dans ses bras la forme chérie.

Dans ce miroir étrange s'invente une. »

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