Notre rapport au monde est-il essentiellement technique ?
Publié le 20/03/2004
Extrait du document
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2.
Échapper à la prison du moi
a) Un mouvement paradoxal de la conscience
Schopenhauer observait que "Chacun est heureux quand il est touteschoses, et malheureux quand il n'est qu'un individu» (Le Monde commevolonté et comme représentation).
Telle est la condition tragique de laconscience de soi : car dès lors qu'elle s'affirme, la conscience de soi, parcequ'elle prend conscience de son individualité, de ses limites, est uneconscience malheureuse.
C'est pourquoi la conscience de soi, en même temps qu'elle demande à latechnique de l'affirmer, contre le monde, comme conscience de soi, va luidemander de faire éclater les limites de son individualité pour pouvoirs'identifier au monde lui-même.
b) «Une tentative de transincarnation»
Cette dimension ontologique et existentielle de la technique a été soulignéeavec force par J.
Brun, qui écrit : «Prolongement de la main, l'outil et lamachine constituent des ramifications du geste ; or le geste est, avec lavoix, l'expérience fondamentale par laquelle l'homme s'ouvre à ce quil'environne afin de mettre sa signature hors de lui.
Qu'est-ce d'autre que faireun geste sinon jeter un pont vers autrui par-delà l'espace et le temps quinous en séparent? Dans la machine l'homme a cherché à projeter l'essenceextatique et libératrice du geste qui, dans la danse dionysiaque, revêt lecaractère d'un délire orgiastique.» (Le retour de Dionysos, Paris, 1969, p.
60). Ainsi donc, «l'outil est une projection de la main, la machine est une transposition de l'organisme humain, projectionet transposition dont il ne faut pas se contenter de rendre compte en termes d'analogies anatomiques oufonctionnelles, mais qui constituent autant de concrétions du Désir, errant du moi au toi, aspirant finalement àbondir par-delà l'un et l'autre pour devenir co-extensif au Tout».
(Les masques du désir, p.
21.)
On peut, dans cette perspective, analyser les différentes inventions techniques comme autant de tentativesd'échapper à l'espace et au temps : par exemple, l'invention des moyens de transports toujours plus rapidestémoigne du désir désespéré de la conscience de soi d'être partout à la fois, d'être douée comme Dieu du dond'ubiquité ; semblablement l'invention du phonographe, de la photographie, du cinéma, témoigne du désir demaîtriser le temps d'être de tous temps.
Bref, «couper les licous du Temps et de l'Espace, couper les licous del'existence, telle est la mission ontologique dont la technique a été surinvestie ; elle est ce à quoi l'homme a vouluconfier le pouvoir extatique de l'arracher au ghetto humain» (J.
Brun, Les masques du désir, pp.
15-16).
Conclusion
On peut avancer que notre rapport au monde est essentiellement technique dans la mesure où la techniquemanifeste le double mouvement de la conscience de soi : mouvement d'affirmation de la conscience de soi contre lemonde, puis mouvement de négation de la conscience de soi désireuse de s'identifier au monde.
Car, comme l'écritJean Brun, «l'existence est malade d'elle-même, malade du Monde, malade du Mal, et la "santé"à laquelle elle aspirela pousse à vouloir sortir de l'univers qu'elle est à elle-même» et «la technique est une tentation et une tentative detransincarnation dont l'homme attend la guérison de lui-même» (Les masques du désir, pp.
16 et 61 ).
Mais direqu'en effet notre rapport au monde est essentiellement technique ne signifie pas qu'il ne peut être que cela : sansdoute est-il possible de le surmonter, par la contemplation, la connaissance désintéressée et l'acceptation de notrecondition..
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