Nos idées ne sont que des instruments intellectuels qui nous servent à pénétrer les phénomènes (Claude Bernard)
Publié le 25/06/2004
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Introduction. — Les recherches scientifiques comme la réflexion philosophique ne tendent qu'à nous donner une connaissance plus étendue et plus compréhensive, des idées plus nombreuses et plus justes. Or, de ces idées que nous considérons comme la fin de toute activité intellectuelle, Claude Bernard semble parler comme de vulgaires instruments et de simples moyens qu'on met de côté une fois obtenu le résultat cherché « Nos idées, dit-il , ne sont que des instruments intellectuels qui nous servent à pénétrer les phénomènes... « Comment comprendre cette affirmation et qu'en penser ? Pour répondre à cette question, nous nous placerons successivement à deux points de vue : d'abord au point de vue de Claude Bernard ; ensuite à celui d'un lecteur contemporain, qui, examinant le texte proposé sans tenir compte du contexte ni même de l'auteur, pourrait y voir une expression de la conception dialectique de la science.
«
A.
Commentaire. — La position des partisans d'une science dialectique est fort différente, on le voit, de celle de Claude e Bernard.Celui-ci ne prétendait pas que le savant ne peut jamais atteindre une certitude définitive, nous l'avons vu.
Ajoutonsqu'il admettait comme indiscutables les propositions que les philosophes appelaient les principes directeurs de laconnaissance, et particulièrement le principe de causalité d'où dérive le principe du déterminisme : le savant, dit-il,admet même dans les sciences expérimentales un critérium ou un principe scientifique absolu.
Ce principe est ledéterminisme des phénomènes, qui est absolu aussi bien dans les phénomènes des corps vivants que dans ceux descorps bruts ».Au contraire, ce que Claude Bernard affirmait de la seule hypothèse en tant que telle, les penseurs dont nousexposons maintenant la théorie l'affirment de toutes les idées, de toutes les propositions qui nous paraissentévidentes ou démontrées.
« Non seulement aucun résultat ne doit être posé intangible, mais aucun point de départne doit être décrété inaltérable, inconditionnel ».
Ces points de départ sont de deux sortes : les données del'expérience, les principes a priori au moyen desquels nous cherchons à comprendre ces données.
Tout cela n'aqu'une valeur provisoire et doit périodiquement être remis en question et révisé.De la réalité, en effet, nous ne nous faisons jamais une représentation adéquate ; toutes les notions constitutivesde la connaissance scientifique sont nécessairement schématiques et sommaires ; on ne saurait jamais, sans erreur,les considérer comme achevées et définitives.Des propositions considérées jadis comme des principes universels et nécessaires paraissent aujourd'hui rabaisséessoit au rang des vérités de fait simplement approximatives et toujours révisables, soit à celui de ces propositionslibrement choisies et révocables à volonté que les mathématiciens d'autrefois appelaient postulats et auxquels onétend aujourd'hui le terme d'axiome.
Les distances diminuent et les oppositions s'estompent entre axiome ethypothèse, aussi bien qu'entre hypothèse et loi expérimentale ou qu'entre loi expérimentale et axiome.Le principe du déterminisme en particulier, fondement indiscuté de la science d'hier, est mis en discussion au niveauatomique, et par là même est déchu de sa qualité de principe : ce n'est plus qu'un fait constaté au niveaumacroscopique.
Le principe de non-contradiction lui-même n'est plus considéré comme la loi fondamentale de lapensée : au contraire, c'est à travers la contradiction que celle-ci progresse.
C'est donc tout notre outillage mentalqu'il faudrait réviser comme inadéquat aux objets nouveaux que considère la science.Pourquoi ? Parce que, contrairement aux thèses du rationalisme traditionnel, l'abstraction complète est impossible ;la pensée pure, une chimère.
Sous peine de ne plus avoir aucun sens, nos représentations les plus épurées sonttoujours lestées de quelque résidu des expériences d'où elles tirent leur origine ; ne perdant jamais totalement leurnature de vérités de fait, elles restent contemporaines de l'époque à laquelle elles furent formées.
Par suite, si nousvoulons éviter l'anachronisme, nous devons périodiquement leur faire subir une sorte de refonte : « Les acquisitionsnouvelles obligent constamment à réviser les vues courantes, jusque dans les vérités les plus élémentaires ».Il ne reste donc plus rien de définitif dans notre esprit, et ce sont toutes nos idées, toutes nos connaissances, qu'ilfaut, suivant la lettre du texte de Claude Bernard, considérer comme des instruments et mettre de côté quand ellesont rempli leur office.
B.
Discussion. — L'épistémologie contemporaine a bien mis en relief l'interdépendance de toutes les parties du savoir : tout se tient, et il suffit d'une modification de détail pour que l'économie de l'ensemble s'en trouve affectée.Il ne s'ensuit cependant pas, ainsi que certaines affirmations un peu sommaires pourraient nous le faire croire, queles partisans de la science dialectique estiment que la vérité d'aujourd'hui pourra être demain une erreur.
« Réviser »n'est pas synonyme de « rejeter ».
La révision se borne à une mise au point, à des précisions qui manquaient à laconnaissance antérieure.
Nos idées scientifiques ne sont donc pas, comme l'hypothèse en tant que telle, de simplesinstruments de recherche ; elles donnent du réel une connaissance, schématique sans doute et sommaire, maisvalable dans ces limites.Quant aux principes rationnels, l'histoire des idées montre que le rationalisme innéiste et aprioriste est uneexplication simpliste et paresseuse : bien souvent, l'homme a pris pour nécessaires et évidentes par elles-mêmesdes vérités acquises par une longue expérience et qu'une expérience contraire l'a forcé à ne plus considérer commeuniverselles ; toutes nos connaissances, y compris celle des principes, résultent de l'expérience dont, par suite,elles subissent les fluctuations.
Il n'y a pas de vérité sur laquelle il n'y ait plus rien à dire ; les vérités se font tousles jours.Mais ce qui ne se fait pas, c'est la faculté même de faire la vérité et de former les principes.
Il faut toujours enrevenir à la restriction de Leibniz : « nihil est in intellectu quod non prius fuerit in sensu nisi ipse intellectus ».
« Ilest bien vrai que désormais rien n'existe a priori dans l'esprit, si ce n'est l'entendement, c'est-à-dire l'art de forgerdes concepts, de construire des logiques et des cadres mathématiques » ; plus qu'un art, une exigence derationalité, un besoin de comprendre et de dissiper la contradiction apparente.
Nous touchons bien là à quelquechose de primitif à la fois et d'immuable, au roc auquel tout le travail de l'esprit s'accroche, au ressort qui lecommande.
Aussi la non-contradiction reste-t-elle, dans la conception dialectique aussi bien que dans la conceptionclassique de la science, la condition « sine qua non » de toute systématisation du savoir ; ceux-là même quiréclament une logique nouvelle ne prétendent nullement au droit de se contredire ; au contraire, c'est pour sortir dela contradiction qu'ils demandent ce changement.Du principe de contradiction on peut sans doute dire qu'il n'est qu'un instrument ; mais un instrument qu'on ne peutpas changer.
Conclusion. — Les réflexions suggérées par les deux interprétations du texte de Claude Bernard peuvent se condenser, nous semble-t-il, dans le caractère dynamique et militant de la pensée scientifique.
L'esprit qui s'arrêtepour jouir de son acquis s'immobilise et s'endort.
« Les beautés de la pensée scientifique ne sont pas des beautésoffertes à la contemplation.
Elles apparaissent contemporaines de l'effort de construction »..
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