NIETZSCHE: L'ERREUR DU LIBRE ARBITRE - Crépuscule des idoles , § 7, Quatre grandes erreurs
Publié le 28/04/2013
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« ERREUR DU LIBRE ARBITRE. - Il ne nous reste aujourd’hui plus aucune espèce de compassion avec l’idée du ‘libre arbitre’ : nous savons trop bien ce que c’est - le tour de force théologique le plus mal famé qu’il y ait, pour rendre l’humanité ‘responsable’, à la façon des théologiens, ce qui veut dire : pour rendre l’humanité dépendante des théologiens... Je ne fais que donner ici la psychologie de cette tendance à vouloir rendre responsable. - Partout où l’on cherche des responsabilités, c’est généralement l’instinct de punir et de juger qui est à l’œuvre. On a dégagé le devenir de son innocence lorsque l’on ramène un état de fait quelconque à la volonté, à des intentions, à des actes de responsabilité : la doctrine de la volonté a été principalement inventée afin de punir, c’est-à-dire avec l’intention de trouver coupable. Toute l’ancienne psychologie, la psychologie de la volonté n’existe que par le fait que ses inventeurs, les prêtres, chefs des communautés anciennes, voulurent se créer le droit d’infliger une peine - ou plutôt qu’ils voulurent créer ce droit pour Dieu... Les hommes ont été considérés comme ‘libres’ pour pouvoir être jugés et punis, pour pouvoir être coupables : par conséquent toute action devait être regardée comme voulue, l’origine de toute action comme se trouvant dans la conscience (-par quoi le faux-monnayage en psychologie, par principe, était fait principe de la psychologie même...). Aujourd’hui que nous sommes entrés dans le courant contraire, alors que nous autres immoralistes cherchons, de toutes nos forces, à faire disparaître de nouveau du monde l’idée de culpabilité et de punition, ainsi qu’à en nettoyer la psychologie, l’histoire, la nature, les institutions et les sanctions sociales, il n’y a plus à nos yeux d’opposition plus radicale que celle des théologiens qui continuent, par l’idée du ‘monde moral’, à infester l’innocence du devenir, avec le ‘péché’ et la ‘peine’. Le christianisme est une métaphysique du bourreau... «
Crépuscule des idoles , § 7, Quatre grandes erreurs, trad. d’Henri Albert, GF 1985.
Comme l’affirme Nietzsche dès la première phrase, l’objet de ce texte est de supprimer du libre arbitre toute sa valeur morale, d’affirmer qu’il n’est qu’un moyen que le christianisme s’est donné pour punir. Se reconnaître responsable d’un acte revient à s’en avouer l’auteur (au moins au sens du mot latin « auctor «, instigateur : car le vrai responsable peut être l’instigateur plutôt que l’exécutant matériel) ; ceci nous montre que la responsabilité suppose la notion d’engagement : l’auteur choisit d’accomplir un acte, délibérément. Celui qui se reconnaît responsable en accepte les conséquences (c’est-à-dire les sanctions), qu’elles en découlent soit moralement, soit socialement. Les deux idées de responsabilité et de sanction sont donc intimement liées. La responsabilité se traduit subjectivement, dans l’intimité de la conscience, par la « sanction morale «. Dès qu’un homme est dit « libre « au sens où il est dit que c’est de sa volonté que dépendent ses actes, il peut en être considéré comme responsable.
«
bourreau » qui achève cet extrait.
Il faut considérer les hommes comme étant libres pour pouvoir
s’accorder le droit de les punir d’avoir « mal » usé de cette liberté : l’homme libre est potentiellement
coupable, et c’est pour cette raison que selon Nietzsche les théologiens ont inventé l’idée du « libre
arbitre ».
Cette idée n’est donc qu’un moyen, permettant de faire souffrir à loisir sans qu’apparaisse
l’envie de cruauté.
Par le biais de la punition, l’acte de cruauté se présente non pas comme une satisfaction
gratuite, mais comme une action déterminée par la volonté mê me de la victime puisqu’elle est
coupable : la punition est comme un dû qu’elle méri te ; elle l’a provoquée.
La thèse que Nietzsche défend dans ce texte consiste donc à affirmer que les chrétiens sont des
êtres cruels ayant réussi à manifester leur cruauté comme un droit légitime, voire comme un devoir, en
faisant de l’homme un coupabl e potentiel : un théologien s’arroge le droit de punir en présentant une
situation comme dépendante de la volonté du condamné, qui peut donc être dit coupable.
Il mérite son sort
parce qu’il est libre.
C’est donc bien “avec l’intention de trouver coupable” que le théologien en fait appel
à la responsabilité.
Elle est pour lui un moyen de légitimer la punition comme un acte justifié: la personne
qui la subit doit répondre des faits.
Dès lors, effectivement, le devenir même n’est pas innocent, tous les
hommes sont responsables de l’état des lieux.
La notion de libre arbitre permet de condamner toute
personne comme étant responsable d’une situation actuelle: elle y part icipe, ou y a participé ;
volontairement...
elle est donc responsable du fait que les choses arrivent comme elles arrivent.
L’existence même devient une faute en soi : le « péché » n’en est qu’une manifestation, et la « peine » que
le prêtre applique s’en trouve encore justifiée: il peut prétendre avoir le droit de punir.
L’argumentation de Nietzsche va- t- elle jusqu’à laisser entendre qu’avant que les prêtres
punissent il n’y avait pas de libre arbitre?
L es «
théologiens » ont voulu infliger des peines tout en se
présentant comme représentants du droit ; mais comment ? Comment ont -ils pu le vouloir quand ils
n’avaient pas encore inventé le libre arbitre ? Les prêtres sont les « inventeurs » de la liberté, affirme
Nietzsche : ils voulaient pouvoir faire souffrir sans que ce pouvoir paraiss e gratuit.
Or qui veut la fin
(« se créer le droit d’in fliger une peine ») veut les moyens (considérer les hommes comme libres,
libres au sens cartésien : capables de choix délibérés, dont ils seraient les seuls auteurs...
donc les
responsables).
Le vocabulaire de Nietzsche (du moins dans la traduction pr ésente) oblige à accorder
aux prê tres la liberté dont ils fure nt les inventeurs: les prêtres « voulurent » se donner le droit de punir,
écrit Nietzsche.
Ayant fait en sorte que les hommes deviennent coupables, les théologiens sont donc
responsables...
de la responsabilité même qu’ils ont inventée.
Il fallait donc qu’une volonté pré -existe
avant que la punition soit présentée comme le résultat d’une faute ; avant que la volonté soit inventée
pour pouvoir punir.
La liberté, pourtant conçue comme un moyen de rendre responsable (donc
coupable), c’est -à -dire une raison de s’accorder le droit de punir, a été délibérément inventée.
Or la
délibération n’aurait pas du être possible, le libre arbitre n’ayant pas été conçu.
Les prêtres, présentés
comme créateurs de la notio n de liberté, ont usé de liberté en décidant de considérer les hommes
comme « libres » : ils peuvent donc être dits responsables de la responsabilité même.
Il y a là un
paradoxe que ce texte n’étudie pas, mais dont il permet de sortir (ce qui est heureux, car autrement
nous ne saurions nous désenchevêtrer des tenants et des aboutissants de notre argumentation : les
responsables de l’idée de la responsabilité ayant été libres d’inventer la liberté, il fallait à la fois que
par là ils créent une notion nouvel le, et en même temps que pour ce faire ils en disposent, et donc
qu’elle existe déjà).
Car l’enjeu n’est pas de montrer comment, historiquement, est apparu le concept
de liberté, mais en quoi il devient le jouet des prêtres qui le considèrent comme un moye n de punir.
Le
libre arbitre ainsi conçu fait se révolter Nietzsche parce qu’il nous fait quitter l’innocence du
devenir : étant responsables, nous sommes fautifs, punissables.
N’allons pas confondre la raison avec
la cause : ce n’est pas la liberté — conç ue comme libre arbitre — en elle même que veut combattre.
»
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