Nietzsche, Le Gai Savoir (1883 et 1887), traduit par P. Klossowski
Publié le 19/03/2014
Extrait du document
« Tu vois maintenant une erreur dans cette chose que tu aimas autrefois comme vraie ou comme probable : tu la rejettes loin de toi et tu te figures que ta raison vient de remporter une victoire. Mais peut-être cette erreur, jadis, alors que tu étais un autre — on ne cesse jamais d'être un autre — t'était-elle aussi nécessaire que tes « vérités « d'aujourd'hui ; c'était une sorte de peau qui te cachait, te voilait bien des choses que tu n'avais pas encore le droit de voir — c'est ta nouvelle vie, ce n'est pas ta rai¬son qui t'a tué cette idée : tu n'as plus besoin d'elle, elle s'ef¬fondre sur toi, et sa déraison vient au jour, elle sort en rampant comme un ver. Quand nous exerçons notre critique ce n'est pas arbitrairement, ce n'est pas impersonnellement, c'est, souvent au moins, parce qu'il y a en nous une poussée de forces vivantes en train de dépouiller leur écorce. Nous nions et nous sommes obligés de le faire parce qu'il y a quelque chose en nous qui VEUT vivre et qui VEUT s'affirmer, quelque chose que nous ne connaissons, que nous ne voyons peut-être pas encore!... Donnons ce bon point à la critique. «
Nietzsche, Le Gai Savoir (1883 et 1887), traduit par P. Klossowski, 1973, coll. 10/18, UGE, p. 297.
Il n'y a ni erreur ni vérité.
Tout est emporté par le flux de la vie
C'est une erreur de croire que le passé est une erreur. C'est une erreur de croire que le présent est vérité. À dire vrai, il n'y a ni erreur, ni vérité. Tout a la même valeur, sans valeur, que le flux de la vie emporte. Et même, ce qui est erroné, ce n'est pas l'erreur, mais plus fondamentalement, la
«
plus vrai, ni plus faux : il est «nécessaire », en étant, ô para
doxe apparent, relatif à
ce que nous somm es à un moment
donné.
Ce qui met en cause profondément les croyances
qui seront
les nôtres demain, et que l'on voudra bien sûr à
tout prix faire passer pour des« vérités ».
1 Le vouloir-vivre qui nous traverse nous fait
rejeter ce qu'hier
nous tenions pour vrai
1
La vérité d'hier « à/fondre », comme le ferait la vieille
peau du serpent accomplissant sa mue, inutile et flasque .
Nous croyons que cette critique
se rattache à la raison en
général, mais c'est notre critique.
Il y a une vérité en nous,
qui ne prend pas la forme
d'un discours, mais qui est « tme
potlssée de forces vivantes en train de dépouiller leur écorce ».
Ainsi Nietzsche reprend-il implicitement l'image de la ver
deur de
la vie, de l'arbre et de l'écorce, du serpent et de sa
mue.
Quelque chose qui est en nous, mais pourtant plus
fort que nous,
le flux même de la vie, qui sourd de partout
dans la nature .
Alors « nous nions ».
Mais cette négation n'a
rien de négatif: elle est notre façon à nous d'accep ter l'élan
même de
la vie.
L'élan secret, mais tout-puissant du vou
loir -vivre.
D'où l'apologie brève que Nietzsche fait de la cri
tique : elle est bonne, parce qu'elle nous permet de recon
naître
le vouloir-vivre qtù nous traverse de part en part.
Nietzsche met ici en cause la valeur même
de la vérité
C'est une des fonctions de la ·philosophie : savoir aller au
delà des certitudes premières, savoir ne pas en rester aux
apparences.
On a aussi dans ce texte l'expression d'un vita
lisme,
dont la puissance bouscule les limites de l'individu.
C'est, en sourdine, l'apologie de
la volonté de puissance,
dont le thème est un des fils rouges de la pensée nietz
schéenne.
Mais
la philosophie ne peut se limiter à détruire,
elle doit aider l' homme à s'orienter dans
la pensée, elle doit
fournir les réflexions propres à l'action morale.
La
démarche de Nietzsche inaugure
la mise en cause des sys
tèmes, comme si toute pensée, par sa cohérence, avait une
fonction totalitaire .
Mais, par
là même, elle est condamnée
à ne rien proposer de positif.
À peine peut-elle, de manière
prophétique, laisser pressentir que
« quelque chose » s'an
nonce, que nous ne savons pas
•
115.
»
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