Merleau-Ponty, Le Philosophe et son ombre. Éloge de la philosophie, Gallimard
Publié le 23/03/2015
Extrait du document
« Car désormais on peut dire à la lettre que l'espace lui-même se sait à travers mon corps [...]. Quand on dit que la chose perçue est saisie « en personne « ou « dans sa chair « (leibhaft), cela est à prendre à la lettre : la chair du sensible, ce grain serré qui arrête l'exploration, cet optimum qui la termine reflètent ma propre incarnation et en sont la contrepartie. Il y a là un genre de l'être, un univers avec son « sujet « et son « objet « sans pareils, l'articulation de l'un sur l'autre et la définition d'un « irrelatif « de toutes les relativités de l'expérience sensible, qui est « fondement de droit « pour toutes les opérations de la connaissance. Toute la connaissance, toute la pensée objective vivent de ce fait inaugural que j'ai senti, que j'ai eu, avec cette couleur ou quelque soit le sensible en cause, une existence singulière qui arrête d'un coup mon regard, et pourtant lui promettent une série d'expériences indéfinie, concrétion de possibles d'ores et déjà réels dans les côtés cachés de la chose, laps de durée donné en une fois [...] Le fait est que le sensible, qui s'annonce à moi dans ma vie la plus strictement privée, interpelle en elle toute corporéité. Il est l'être qui m'atteint au plus secret, mais aussi que j'atteins à l'état brut ou sauvage, dans un absolu de présence qui détient le secret du monde, des autres et du vrai. «
Merleau-Ponty, Le Philosophe et son ombre. Éloge de la philosophie,
Gallimard, 1953.
«
Textes commentés 37
Situation du texte : Merleau-Ponty s'interroge sur la place du corps dans la
perception, en marge de réflexions sur les
Ideen II de Husserl, fondateur de la
phénoménologie.
Merleau-Ponty insiste sur le caractère
incontournable et
absolu de l'expérience corporelle, fondement de toutes connaissances et de toute
action.
La réflexion procède en exposant une série de paradoxes sur le corps qui
aboutissent au constat de l'ouverture du monde sensible sur
le monde commun,
!'intersubjectivité.
Analyse du texte :
fer
moment: le monde sensible, conçu comme un domaine de l'être («un
univers ») apparaît ici comme un absolu ( « un irrelatif ») et en même temps
chargé de la relativité des perceptions individuelles (
« de toutes les relativités de
l'expérience sensible
» ).
Paradoxe explicable en ceci que si les informations
données par les sens sont variables et subjectives relativement à la connaissance
scientifique, elles sont un absolu en tant que fondement de tout rapport au
monde qui s'enracinent dans un corps percevant et agissant.
Le corps est une
origine.
2e moment : la perception manifeste une résistance du réel : ( « ce grain serré »)
qui limite la perception, et qui tout à la fois l'entraîne vers des perspectives
illimités.
Si la perception, en effet, n'atteint des choses réelles que leur surface
ou leurs apparences, elle peut offrir une variété infinie de sensations sur l'objet,
que Merleau-Ponty retrouvera dans la création artistique,
et notamment chez
Cézanne
(Le Doute de Cézanne, L'Œil et /'Esprit).
3e moment : l'espace perçu n'est pas lui-même l'espace objectif, mais l'espace
singulier de mes sens (
« un univers avec son « sujet » et son « objet » sans
pareils » ).
Mais il s'ouvre simultanément au monde commun, à
!'intersubjectivité(« qui s'annonce à moi dans ma vie la plus strictement privée,
interpelle
en elle toute corporéité ».
Néanmoins cette intersubjectivité est
paradoxale car si cette corporéité interpelle toute corporéité, elle n'est pas
conceptuelle
et ne peut être communiquée.
Conclusion : à l'horizon de ce texte se profile le problème d'autrui et du
solipsisme (doctrine selon laquelle le sujet ne peut pas sortir de son propre
monde puisque ses perceptions
et ses pensées ne sont valables que pour lui).
Merleau-Ponty tente de corriger, dans la ligne de Bergson
et de Husserl,
l'orientation intellectualiste de la philosophie de la perception.
Le monde qui est
commun n'est pas seulement le monde de la raison, mais aussi le monde
sensible.
Je sais que le monde corporel est aussi ressenti comme tel par l'autre,
mais il reste le mien.
Dernier paradoxe qui fonde en dernier ressort la valeur
risquée de l'expression
et du langage.
On devine que l'art aura pour tâche de
retrouver
cet être sauvage en dévoilant un « être secret » antérieur à la
constitution de l'être objectif des sciences..
»
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