MARX, Le Capital, Livre I, Quatrième section, chapitre XV
Publié le 27/02/2008
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«
Ce qui fait la « grandeur » de Hegel, selon Marx, c'est précisément d'avoir vu que l'homme est « le résultat de sonpropre travail » ( Manuscrits de 1844, Garnier-Flammarion, p.
165).
Pour Hegel, en effet, en transformant la nature par son travail, l'homme, par un mouvement qui va de l'intérieur à l'extérieur , « objective » ses qualités physiques et intellectuelles dans un objet qui est indépendant de lui.
Mais, précisément, cet objet, par la transformation qu'ilsubit grâce au travail, n'est plus, dès lors, un objet naturel, mais devient un objet humain.
Dans cet objet, qui estcomme un reflet de lui-même, l'homme contemple sa propre image, et, par un mouvement inverse, qui va de l'extérieur à l'intérieur , prend ainsi conscience de lui-même.
Le travail est donc beaucoup plus qu'un simple moyen pour l'homme de satisfaire ses besoins : il est un « mouvement fondamental de l'existence humaine » (Marcuse, «Les fondements philosophiques du concept économique de travail », op.
cit ., p.
27), c'est-à-dire l'activité, la pratique par laquelle l'homme « modifie sa propre nature et développe les facultés qui y sommeillent » (Marx, Le Capital , Éd.
Sociales, t.
I, p.
180). Le travail est donc ce par quoi l'homme se réalise en tant qu'homme, se fait homme, s'auto-produit ( Manuscrits de 1844 , op.
cit ., p.
165).
Et, dans la mesure où le travail est auto-engendrement de l'homme par lui-même ( ibid ., p. 178), il apparaît comme « l'expression réelle de la liberté humaine » (Marcuse, Philosophie et révolution , Denoël/Gonthier, p.
82).
Il semble alors, pour reprendre une parole d'Emmanuel Mounier, que « tout travail travaille àfaire un homme en même temps qu'une chose ».
Mais si Marx loue Hegel d'avoir compris que le travail est « l'acte d'auto-engendrement de l'homme », l'activité parlaquelle l'homme s'auto-produit comme homme, il lui reproche en même temps de n'avoir vu que « le côté positif dutravail, et non son côté négatif » ( Manuscrits de 1844 , op.
cit ., p.
166), donc d'avoir traité du travail de manière abstraite .
En d'autres termes, Hegel n'aurait pas vu les côtés négatifs du travail parce qu'il aurait fait abstraction de ses formes concrètes et historiques.
Ce que Hegel n'aurait pas vu, c'est que dans certaines conditions historiques,économiques et sociales déterminées, le travail, au lieu d'être accomplissement de l'homme, devient aliénation de l'homme en un sens purement négatif.
C'est ce que montre l'analyse de ce « fait économique actuel » qu'est, dans le cadre du système capitaliste, la production mécanisée.
Avec le développement de la division technique du travail(travail parcellaire), comme on a pu le voir, au lieu de se reconnaître dans l'objet de son travail, l'ouvrier n'y voit quequelque chose d'étranger ; et puisque dans le travail, il n'est pas seulement question du rapport de l'homme avecl'objet qu'il fabrique, mais du rapport de l'homme avec lui-même, le travailleur devient finalement étranger à lui-même.
Loin de s'affirmer dans son travail, il s'y infirme.Cette critique de Marx est justifiée, dans la mesure où.
Elle concerne ce que Hegel dit du travail dans son premiergrand ouvrage : La phénoménologie de l'Esprit (1807).
On a vu précédemment que le travail consiste en un processus par lequel l'homme extériorise (ou encore objective ) ses qualités dans un objet qui est indépendant de lui. Ce processus, Hegel l'appelle aliénation .
Extériorisation (objectivation) et aliénation sont, chez lui, des termes synonymes.
Cela entraîne deux conséquences :- la première, c'est que, pour Hegel, l'aliénation est un trait caractéristique du travail en général (Lukacs, Le jeune Hegel , op.
cit. , t.
II, p.
361), alors que pour Marx, qui dissocie extériorisation (objectivation) et aliénation, si tout travail est bien extériorisation, cette extériorisation ne devient aliénation que dans certaines conditionshistoriques et sociales déterminées, celles de la division capitaliste du travail.- La seconde, c'est que le concept d'aliénation est, chez Hegel, un concept à dominante positive , qui désigne ce par quoi l'homme s'enrichit, prend possession de soi, et non seulement, comme c'est le cas chez Marx, unedépossession, au sens d'un simple appauvrissement et d'une simple perte.
Le processus d'aliénation oud'extériorisation, en quoi consiste le travail, constitue en effet, pour l'homme, un moment nécessaire et le moyenindispensable de la réalisation de soi.
Il apparaît comme l'instrument efficace de la construction de l'homme par lui-même.
De ce point de vue, on peut parler, chez Hegel, de la fécondité de l'aliénation.
Le concept d'aliénation n'adonc pas chez lui un sens seulement négatif, mais aussi positif ( Manuscrits de 1844 , op.
cit ., p.
168 et 172). Certes, le processus par lequel l'homme s'extériorise dans un objet qui est autre que lui, est bien en un sens une perte (l'homme se fait chose, dit Hegel), mais cette perte apparaît tout aussitôt comme ce qui permet à l'homme dese trouver.
C'est la positivité du négatif.En ce qui concerne maintenant les Principes de la philosophie du droit (1821), où Hegel traite non plus du travail en général, mais de la division du travail dans la société moderne, industrielle, la critique de Marx mérite d'êtrenuancée.
Certes, Hegel souligne les aspects positifs de la division technique du travail et du machinisme, etnotamment le fait qu'ils ont permis, grâce à une meilleure productivité, d'augmenter considérablement la production,et par conséquent la richesse sociale (§ 198) - remarque qui n'a d'ailleurs rien d'original, mais qui ne fait quereprendre ce qui avait déjà frappé Adam Smith ( La richesse des nations, I, 1, op.
cit ., p.
38-39 : l'exemple de la manufacture d'épingles).Toutefois, dans le même ouvrage, Hegel souligne également les aspects négatifs de la division du travail dans lasociété industrielle : la division technique du travail et le morcellement des tâches qui la caractérisent entraînent,dit Hegel, « la dépendance et le dénuement de la classe liée à ce travail » ( Principes de la philosophie du droit , § 243).
En 1805, Hegel disait déjà que, du fait de la division du travail, celui-ci devient de plus en plus mécanisé- letravail à la machine devient un travail de machine - et par conséquent « plus abruti, plus privé d'esprit ».
Et ilajoutait : « Une multitude d'ouvriers est condamnée dans les fabriques, les manufactures et les mines, à destravaux entièrement abrutissants, insalubres, dangereux et qui restreignent l'habileté » ( La philosophie de l'Esprit , PUF, p.
73-74).
Marx, à propos d'un passage de la Philosophie du droit de Hegel, reconnaîtra d'ailleurs, dans Le Capital , que « Hegel avait des opinions très hérétiques sur la division du travail » ( op.
cit ., t.
I, p.
52, note 4). D'autre part, Hegel montre avec une grande perspicacité que l'augmentation de la richesse, rendue possible parcette nouvelle organisation du travail, se présente en fait comme un processus de concentration de cette richessedans un petit nombre de mains qui implique par là même un processus d'appauvrissement de la grande masse destravailleurs, ces deux processus étant fonction l'un de l'autre ( Principes de la philosophie du droit , § 243 ; La philosophie de l'Esprit , op.
cit ., p.
74-75).
Hegel n'a donc pas ignoré l'exploitation et l'aliénation - au sens négatif - du travail dans la société moderne..
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