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Madame de Staël écrit on 1800 dans De la Littérature (Première Partie, chap. 11 ) : « Ce que l'homme a fait de plus grand, il le doit au sentiment douloureux de l'incomplet de sa destinée. Les esprits médiocres sont, en général, assez satisfaits de la vie commune: ils arrondissent, pour ainsi dire, leur existence, et suppléent a ce qui peut leur manquer encore par les illusions de la vanité: mais le sublime de l'esprit, des sentiments et des actions doit son essor au besoin d'échapper

Publié le 06/04/2009

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Pendant des siècles la civilisation occidentale avait offert à l'homme comme idéal l'accomplissement de sa propre nature. Ceci, qui est évident dans l'humanisme issu de l'Antiquité, est vrai aussi dans le christianisme traditionnel : même préoccupés de leur salut ni le chrétien médiéval ni le chrétien classique ne ressentent de profond malaise dans leur présence au monde. Certes le péché les scandalise, mais il ne leur semble pas qu'il faille pour autant porter une condamnation totale contre un monde considéré comme la place de l'homme et le but offert à sa tâche. Même les mystiques font souvent de leurs élans plus une anticipation du Ciel qu'une fuite dégoûtée d'une réalité maudite. On objectera sans doute l'inquiétude pascalienne devant le monde, mais c'est oublier que cette inquiétude, Pascal la ressent peut-être moins pour son compte qu'il ne veut la communiquer aux Libertins, trop satisfaits de ce monde, et qu'il faut convertir. Et du reste l'angoisse pascalienne fut longtemps suspecte à l'Église. Il semble donc qu'on puisse affirmer que la sensibilité n'a guère connu jusqu'au xvme siècle cette espèce d'impression de n'être pas au monde qui va envahir la conscience européenne dans la seconde moitié du XVIIIe siècle et le début du XIXe. Entre autres textes innombrables qu'on pourrait trouver chez Diderot. Rousseau. Mlle de Lespinasse, Chateaubriand, Senancour, etc.. retenons ces lignes de Mme de Staël, qui terminent un chapitre sur une nouvelle forme de littérature, ce qu'elle appelle la littérature du Nord, et où elle définit la beauté par une espèce d'arrachement aux limites de la condition humaine. Sans se référer nettement à une conception religieuse, elle pense que toute grandeur (elle songe à l'art, mais pas seulement à l'art) est liée pour l'homme au « sentiment douloureux de l'incomplet de sa destinée «. Seuls des médiocres peuvent se satisfaire de leur destinée: mais, pour atteindre au « sublime « (notion qui, sans être nouvelle, avait été renouvelée au XVIIIe siècle par Diderot et Kant), il faut avant tout éprouver le « besoin d'échapper aux bornes «. non seulement de la nature humaine, mais même de l'imagination humaine. Ce qu'en fait elle propose hardiment comme but à l'homme, c'est une véritable quête de l'Absolu : elle ne le dit pas, mais le suggère en repoussant « tout ce qui se mesure «. « tout ce qui est passager «, tout ce qui constitue un « terme «, c'est-à-dire une limite. Si le rythme du passage ne comportait pas un certain bercement poétique, on serait tenté de parler d'accents prométhéens, ou mieux de défi métaphysique à la Rimbaud ou à la Lautréamont: essayons, pour juger de leur véritable portée, de replacer ces lignes dans la sensibilité d'une époque, tâchons de voir ensuite ce qu'elles inaugurent et ce qui finalement peut en rester pour nous 170 ans après.

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« 1774), chez les poètes anglais, toutes les exaltations passionnelles possibles pour briser tous les cadres rationnelsde la civilisation, pour s'unir lyriquement aux grandes angoisses cosmiques, érotiques, mystiques dans un décor denuages, de mer, de vent et d'infini et pour se livrer à la contradiction fondamentale d'un individualisme exacerbé etd'un sentiment diffus du Tout mystérieux du monde.

Mais elle a le mérite de tirer nettement de cette mélancolie unethéorie critique (le beau moderne sera mélancolique) et surtout d'en faire, par une sorte de retournementphilosophique, le point de départ pour un nouvel art de vivre où l'homme sera sans cesse au bord de l'Infini, actif etardent certes, mais conscient de tout ce qu'il y a de relatif et de provisoire dans l'humain et réclamant, comme lefera Baudelaire, le saut hors du monde anywhere out of the world (Petits Poèmes en prose, XLVIII). II L'inauguration d'un état d'âme moderne Ce texte en effet n'est pas un simple bilan, mais est véritablement une charnière entre le passé et l'avenir, entrel'ancien et le nouveau. 1 La nouvelle esthétique.

Cette idée que la grande beauté, notamment en poésie, n'est pas dans le monde, maisdans une sorte d'arrachement à la condition humaine, à ses limites spatio-temporelles, constitue une innovation deportée illimitée.

Certes nous avons vu que Mme de Staël ne l'a pas vraiment inventée et qu'en la développant elletraduit peut-être obscurément des inquiétudes sociales et politiques.

Mais en la mettant en évidence elle ouvre lavoie à toute une lignée poétique qui va de Chateaubriand aux surréalistes et suivant laquelle l'artiste est le contrairedu sage qui cherche à jouer pleinement son rôle d'homme et rien que d'homme : lorsque, par exemple, lessurréalistes proclameront qu'il faut prendre ses désirs pour des réalités, qu'il faut chercher le point sublime d'oùs'effacent les antinomies de la condition humaine, ils ne feront que développer (sans le savoir ou sans le dire) lesprincipes posés par Mme de Staël. 2 La mélancolie active.

L'attitude qu'elle propose (rechercher la gloire par l'éloquence et les actions héroïques touten ayant conscience des limites de l'action humaine et de ce que celle-ci comporte toujours de nostalgie d'éternité)sera, à la suite de Byron, celle de bien des romantiques (beaucoup plus qu'un mal du siècle passif qui n'a étéqu'occasionnel); un Lamartine, un Hugo seront le vivant développement de cet idéal, comme avant eux lecontemporain de Mme de Staël, Chateaubriand, homme dont la mélancolie n'a jamais été qu'une ferveur retombéeentre deux élans.

A noter du reste que, dans le texte de Mme de Staël, la mélancolie n'apparaît pas en tant qu'étatd'âme permanent, mais plutôt encadre l'exaltation, la précédant et la suivant, selon un schéma à peu près de cetordre : mélancolie pour faire ressentir ce qui manque à la destinée humaine, puis exaltation pour y atteindre, et denouveau retombée mélancolique parce que ce qu'on a atteint est décevant et en tout cas passager.

Cettealternance sera typiquement romantique.

Elle a dominé la vie de Chateaubriand.

Et ne la retrouve-t-on pas chez unBaudelaire (l'Élévation et le Spleen), chez un Flaubert, chez un Barrés, un Gide, un Montherlant? 3 L'individualisme et le panthéisme.

Enfin notre texte est délibérément tourné vers l'avenir par son hésitation sourdemais évidente entre un individualisme forcené et un lyrisme panthéiste et cosmique : en effet jusqu'au XVIIIe siècle,le moi et le monde ont des rapports à peu près clairs et harmonieux, sinon heureux, parce que toutes les médiationssont assurées: Église, cadres sociaux, etc.

A l'époque de Mme de Staël, ces médiations s'effritent et le moi setrouve seul et sans relais en face du monde.

11 s'exalte tout naturellement alors et cherche à se dilater directementaux mesures, ressenties du reste comme insuffisantes, de ce vaste monde.

L'art va dès lors avoir comme tâched'exprimer l'affrontement de ce moi hypertrophié et d'un Tout dont le moi veut désespérément se distinguer tout ensouhaitant profondément s'y fondre.Voilà pourquoi Mme de Staël exalte à la fois les âmes héroïques et exceptionnelles (qu'elle oppose aux médiocres) etun besoin de sortir de soi, de son imagination pour atteindre à cet Absolu dont le romantisme sera une vaste quête(tout autant que de ce fameux moi auquel on prétend trop le réduire).On voit donc que Mme de Staël a défini non seulement, avant la lettre, tout un état d'esprit romantique, mais uncertain nombre de malaises modernes, d'antinomies qui ne sont pas encore vraiment résolus (par exemple uneimportante partie de la jeunesse contemporaine souhaite à la fois l'expansion libre de l'individu et sa fusion avec degrandes aspirations planétaires collectives). III Le retour au monde Pourtant le monde moderne ne se reconnaît peut-être pas entièrement dans une pensée qui le met ainsi en porte àfaux constant par rapport à un autre univers.

S'il est bien exact qu'en un sens toute grandeur soit un dépassementet que pour cela donc l'homme doit d'abord souffrir de ses limites, on peut se demander si ce dépassement doitnécessairement viser l'illimité, l'éternel, l'infini (toute foi religieuse mise à part, bien entendu).

En tout cas, l'évolutionde la sensibilité moderne va peut-être tout autant vers une meilleure prise de conscience du monde par lui-mêmeque vers une fuite dans un Absolu métaphysique.

Bornons-nous à quelques remarques. 1 Le romantisme social.

Si.

par certains côtés en effet, la pensée de Mme de Staël annonce le romantisme, par. »

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