Machiavel, l’homme de toutes les ruptures
Publié le 03/10/2018
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La comparaison des Anciens et des Modernes, l’application de l’ancien aux temps présents n’assure pas que ce qui a réussi une fois réussira une seconde fois. Si Machiavel se tourne vers les origines de Rome, ce n’est pas pour se complaire dans la grandeur passée de la République romaine, mais pour y saisir les raisons d’une force et d’une durée politiques. S’il médite sur les principes et les actions fondatrices d’un homme, Romulus, c’est pour les appliquer au présent et mieux encore pour prévoir l’avenir. Et toujours, il s’attache à des cas précis, les compare, les jauge. La pensée de Machiavel est une « pensée de l’événement et du cas factuel », une « rumination » sur les « menus détails » qui font toute la substance des événements historiques. Aussi notre auteur ne se hâte-t-il jamais de tirer au clair une « leçon » des choses. Au contraire, il retourne dans tous les sens et sous tous les aspects le cas étudié, « au point de déconcerter le lecteur impatient qui voudrait absolument aboutir à une conclusion ferme et universellement valable». La lettre-dédicace du Prince indique bien que le souci de l’écrivain n’est pas de faire oeuvre d’historien, mais bien d’encourager un jeune prince ambitieux à se saisir de l’occasion * que les temps présents lui offrent pour « sauver l’Italie des Barbares ». Et de même l’Avant-propos du livre second des Discours :
Et véritablement, si la vertu qui régnait alors, et le vice qui domine aujourd’hui, n’étaient pas plus éclatants que le soleil, je serais plus retenu dans mes expressions, craignant de tomber dans l’erreur que je reproche aux autres. Mais la chose est si évidente pour tous les yeux, que je n'hésiterai pas à dire hardiment ce que je pense de ces temps-ci, afin d’exciter, dans l’âme des jeunes gens qui liront mes écrits, le désir d’imiter les uns et de fuir l’exemple des autres, toutes les fois que le hasard leur en fournira l’occasion.
C’est ton devoir d’honnête homme si, par le malheur des temps et de la fortune, tu n ’as pu faire toi-même le bien, d’en donner aux autres les leçons, à cette fin que, bien des hommes en étant capables, quelqu ’un d’entre eux, plus aimé du ciel, puisse le réaliser.
C’est bien une tâche à accomplir dans les temps présents que Machiavel désigne. Une mission qu’il n’a pu lui-même remplir « par le malheur des temps et de la fortune ». Une mission qu’il confie maintenant à des jeunes gens en leur livrant toute son expérience. En leur recommandant une extrême vigilance car il ne s’agit pas de reproduction du même mais d’imagination, de création. Et c’est pourquoi Machiavel, au moment même où il parle des Anciens, se détermine à « ouvrir une route nouvelle ».
À suivre cette « route nouvelle », nous voici plongés au cœur même du politique. Au cœur même d’un conflit à l’œuvre dans toute cité, tout Etat quelles que soient sa forme et ses institutions. Le conflit vient de ce que Machiavel appelle l’opposition des « humeurs* ».
Les « humeurs » du peuple et des grands ou du bon usage de la discorde
C’est en examinant s’il est nécessaire à un prince d’avoir l’amitié d’un peuple qu’il en viendra dans Le Prince au constat des « humeurs opposées », principe qui concerne toute organisation politique. Et sur ce point, il s’oppose fermement à Tite-Live et à tous les historiens passés : « [...] je dis qu’on accède à cette monarchie (civile) ou par la faveur du peuple ou par celle des grands. Car en toute cité on trouve ces deux humeurs opposées ; et cela vient de ce que le peuple désire de n’être pas commandé ni opprimé par les grands, et les grands désirent commander et opprimer le peuple ; et de ces deux appétits opposés naît dans les cités un de ces trois effets : ou monarchie,
MACHIAVEL
PRÉFACE
Machiavel, l’homme de toutes les ruptures
Aussi faut-il qu’il [le prince] ait un esprit disposé à tourner selon que les vents de la fortune et les variations des choses le lui commandent, et comme j’ai dit plus haut, ne pas s’écarter du bien, s’il le peut, mais savoir entrer dans le mal, s’il le faut.
Le Prince, chapitre xviii
À Prince noir...
Le 5 octobre 1502, Nicolas Machiavel, secrétaire de la République florentine, reçoit un nouvel ordre de mission. Il doit se rendre dans les plus brefs délais auprès de César Borgia **, duc de Romagne. Ce dernier, au faîte de sa puissance, réclame une alliance aux Florentins et demande que lui soit envoyé un émissaire capable de recevoir ses propositions. Machiavel était alors au service du conseil des Dix, organisme responsable des Affaires étrangères et des relations diplomatiques de la République. Nommé à ce poste depuis près de quatre ans, ce n’était pas sa première mission diplomatique hors de Florence, mais la première auprès de César Borgia et elle s’annonçait particulièrement délicate et dangereuse de surcroît.
Le diligent secrétaire partit aussitôt et resta près de quatre mois à la cour de Borgia. Il eut avec lui de nombreux entretiens et fut très impressionné par la forte personnalité du duc. Ses « façons de faire » furent une grande leçon pour Machiavel. Et d’autant plus qu’une seconde mission auprès du duc lui permit d’assister aux préparatifs de la ténébreuse affaire de Sinigaglia**. Ses rapports, qui furent initialement envoyés dans le plus grand secret au conseil des Dix, sont repris, à peu près mot pour mot, dans le chapitre vu du Prince, intitulé « Des monarchies * nouvelles qu’on acquiert par les armes d’autrui et par fortune * » :
César Borgia, qu’on appelait communément duc de Valenti-nois **, acquit ses Etats par la bonne fortune de son père, et avec celle-ci les perdit, bien qu ’il eût tout mis en œuvre, et agi en toutes choses comme devait le faire un homme sage et habile, pour prendre racine en ces Etats que les armes et la fortune lui avaient procurés. [...] Si donc on considère tout ce qu’a exécuté le duc, on verra qu’il avait posé de grands fondements pour sa future puissance. C’est sur quoi je ne juge pas superflu de m 'étendre, car je ne saurais quels enseignements donner qui soient meilleurs pour un prince nouveau que l’exemple de ses actions : et si les mesures qu’il prit ne lui profitèrent pas, ce ne fut pas sa faute, car cela vint d’une extraordinaire et extrême malignité du sort.
En lisant ce préambule fort élogieux, qui ne connaît pas César Borgia, ni Machiavel, s’attend à rencontrer le prince idéal, l’homme nouveau, l’exemple dont on pourra tirer le meilleur enseignement. Le lecteur ne sera pas déçu, mais rien ne se passera comme il pouvait se l’imaginer.
César Borgia était le fils naturel du pape Alexandre VI. Ce pape désirait assurer la grandeur du duc, son fils. Il l’avait déjà nommé cardinal. Un titre et une fonction qui ne convenaient guère à l’ambitieux. Il s’empressa de jeter la pourpre et se maria. Alexandre VI, non sans arrière-pensée, le fit alors nommer duc de Valentinois par Louis XII, roi de France (ce dernier obtenait en contrepartie l’annulation de son mariage) puis lui
Les bienfaits nouveaux ne font jamais oublier les injures passées. César, trop confiant en ses talents et sa chance insolente, l’a oublié. Cet oubli fut cause de sa ruine. Il ne fallait plus compter sur sa chance, sa bonne fortune. Il fallait se méfier encore, s’adapter à la personnalité de Jules II. Mais tous les hommes politiques que Machiavel a rencontrés et côtoyés n’ont-ils pas eu la même attitude, la même faiblesse ? Ils n’ont pas su, pas même tenté de s’adapter à la diversité des circonstances. Ils échouèrent ou réussirent en fonction des temps qui s’accordèrent heureusement ou non à leur personnalité. Ainsi Jules II, toujours impétueux, ou Pierre Sode-rini, qui n’a pas su comprendre que sa « bonté » n’était plus de mise lorsque la république était en danger. C’était là une faute grave. Et la critique de Machiavel sera très sévère contre Pierre Soderini, qui fut pourtant son ami. Le secret des secrets, c’est une extrême et constante attention à l’infinie variété des choses, la varietà délia matiera. Ce thème sera repris dans le chapitre 9 du livre III des Discours intitulé : « Qu’il faut savoir varier suivant les temps, si l’on veut toujours trouver la fortune propice ». Mais le chapitre xxv du Prince sur la fortune et la virtii s’achève sur une nouvelle métaphore. Choquante aujourd’hui, courante à l’époque, elle célèbre l’homme (vir) dans toute la force et l’audace de sa jeunesse : « Je juge certes ceci : qu’il est meilleur d’être impétueux que circonspect, car la fortune est femme, et il est nécessaire, à qui veut la soumettre, de la battre et de la rudoyer. Et l’on voit qu’elle se laisse plutôt vaincre par ceux-là que par ceux qui procèdent avec froideur. Et c’est pourquoi toujours, en tant que femme, elle est amie des jeunes, parce qu’ils sont moins circonspects, plus hardis, et avec plus d’audace la commandent. » N’est-ce pas là façon de dire pour Machiavel qu’il adresse ses œuvres en priorité aux jeunes, seuls capables de se défaire d’une pesante tradition qu’ils respectent certes mais parce que personne ne leur a encore dit ni expliqué ce qu’elle était vraiment. Personne si ce n’est Machiavel, qui tente de les rallier avec une prudence infinie. C’est peut-être là les raisons d’un propos radicalement nouveau qui s’avance masqué dans des formes traditionnelles rassurantes.
Deux accusations parmi les plus violentes furent portées contre Machiavel. Celles d’athéisme* et d’immoralisme. Aussi nous examinerons ce qu’il dit de la religion, en maintes occasions, et dans les chapitres xv à xviii du Prince, les plus inquiétants de toute son œuvre de la morale.
Vices et vertus de la religion
Machiavel ne manque pas une occasion de fustiger la religion chrétienne et l’Eglise de son temps. Aussi, dans son Anti-Machiavel, le protestant Gentillet fait-il, à bon droit, semble-t il, si outré que soit son propos, du secrétaire un « vrai athéiste et contempteur de Dieu ». Et telle sera pendant des siècles sa réputation. De fait, Machiavel n’a jamais de mots assez durs pour évoquer la responsabilité des États pontificaux dans les malheurs de l’Italie, mais aussi le rôle historique du christianisme.
Les méfaits de la politique du pape Jules II, nous les avons évoqués en montrant que l’alliance conclue avec les Espagnols contre les Français provoqua la chute du régime républicain en 1512. Mais ce ne fut pas la seule alliance conclue par l’Église avec l’étranger contre son propre pays ! Partout et toujours, le pape s’est interposé comme arbitre des conflits pour mieux exercer son pouvoir temporel. Désastreuse politique pontificale ! Les plus virulentes attaques de Machiavel se retrouvent dans le chapitre 12 du Livre I des Discours. Explicitement intitulé : « Qu’il est important de faire grand cas de la religion et, comme pour en avoir manqué de par la faute de l’Église romaine, l’Italie est perdue ». Après avoir déploré le mauvais exemple de la cour de Rome, qui a détruit en Italie tout sentiment de piété et de religion, et doté les Italiens de tous les vices, il en vient à la seconde et principale cause de leur « ruine ».

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Machiavel
Le diligent secrétaire partit aussitôt et resta près de quatre mois
à la cour de Borgia.
Il eut avec lui de nombreux entretiens et
fut très impressionné par la forte personnalité
du duc.
Ses « fa
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Et
d'autant plus qu'une seconde mission auprès du duc lui permit
d'assister aux préparatifs de la ténébreuse affaire de Sinigaglia
**.
Ses rapports, qui furent initialement envoyés dans le plus grand
secret au conseil des Dix, sont repris, à peu près
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qu'on acquiert par les armes d'autrui et par
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qui soient meilleurs pour un prince nouveau
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profitèrent pas, ce ne fat pas sa faute, car cela vint d'une extraordi
naire et extrême malignité du
sort.
En lisant ce préambule fort élogieux, qui ne connaît pas
César Borgia, ni Machiavel, s'attend à rencontrer
le prince idéal,
l'homme nouveau, l'exemple
dont on pourra tirer le meilleur
enseignement.
Le lecteur ne sera pas déçu, mais rien ne se pas
sera comme
il pouvait se l'imaginer.
César Borgia était
le fils naturel du pape Alexandre VI**.
Ce
pape désirait assurer la grandeur
du duc, son fils.
Il l'avait déjà
nommé cardinal.
Un titre et une fonction qui ne convenaient
guère à l'ambitieux.
Il s'empressa de jeter la pourpre et
se maria.
Alexandre VI, non sans arrière-pensée,
le fit alors nommer duc
de Valentinois par Louis XII**, roi de France** (ce dernier
obtenait en contrepartie l'annulation de son mariage) puis lui.
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