Louis Aragon - Ce que dit Elsa - Commentaire
Publié le 21/10/2010
Extrait du document
Si tu veux que je t'aime apporte-moi l'eau pure A laquelle s'en vont leurs désirs s'étancher Que ton poème soit le sang de ta coupure Comme un couvreur sur la toiture Chante pour les oiseaux qui n'ont où se nicher Que ton poème soit l'espoir qui dit A suivre Au bas du feuilleton sinistre de nos pas Que triomphe a voix humaine sur les cuivres Et donne une raison de vivre A ceux que tout semblait inviter au trépas Que ton poème soit dans les lieux sans amour Où l'on trime où l'on saigne où l'on crève de froid Comme un air murmuré qui rend les pieds moins lourds Un café noir au point du jour Un ami rencontré sur le chemin de croix Pour qui chanter vraiment en vaudrait-il la peine Si ce n'est pas pour ceux dont tu rêves souvent Et dont le souvenir est comme un bruit de chaînes La nuit s'éveillant dans tes veines Et qui parle à ton cœur comme au voilier le vent Tu me dis Si tu veux que je t'aime et je t'aime Il faut que ce portrait que de moi tu peindras Ait comme un ver vivant au fond du chrysanthème Un thème caché dans son thème Et marie à l'amour le soleil qui viendra
«
Son poème leur apporte un réconfort immédiat : il est le toit des sans-abris (« Comme un couvreur sur la toiture /Chante pour les oiseaux qui n'ont où se nicher », v.
4-5), « l'eau pure » et le « café » de ceux qui ont faim et soif.Mais si le poème est susceptible de « donne[r] une raison de vivre » (v.
9), c'est surtout parce qu'il est porteurd'espoir.
En effet, au fil des vers, le malheur semble reculer dans le passé, grâce à l'emploi de l'imparfait (« semblait», v.
10) et du terme « souvenir » (v.
18), tandis que s'esquisse un avenir radieux.
Le poème se termine en effet surun futur (« viendra », v.
25), soutenu par une allitération en [v] : l'expression « ver vivant » (v.
23) est en effet soulignée par sa position au centre du vers.
Aux images morbides se substitue donc celle d'un soleil radieux, associéà la vie par le biais des sonorités.
De plus, cette sonorité [v] se retrouve au fil du poème, à la fin du vers 9, dans «vivre », mais aussi à la fin des vers 19 et 20, dans le mot « veines » qui peut suggérer le sang de la vie, et dans lacomparaison « comme au voilier le vent » (v.
20), image de mouvement, annonce de changement.
Enfin, le poèmeest encadré par le lyrisme de l'amour, présent dans le tutoiement de l'intimité et dans le champ lexical de l'amour («je t'aime », v.
1 et 21, « marie », v.
25, « amour »).
Il efface les images de violence et laisse à entendre undialogue amoureux « dans les lieux sans amour » avec d'autant plus de force que l'on entend une progression entrele souhait du début du poème (« Si tu veux que je t'aime ») et l'affirmation à la fin (« et je t'aime »).
[Conclusion partielle et transition] Aragon, dans ce poème lyrique, n'oublie pas son engagement dans le parti communiste et dans la Résistance.
Il fait de son poème un baume pour les malheureux et leur promet la victoire etl'amour.
Mais le discours d'Elsa n'a pas seulement pour but de rappeler la fonction sociale de la poésie.
Véritable artpoétique, il donne des conseils pour la réussite d'un poème.
[II — Un art poétique]
Elsa, dans son adresse au poète, donne, sur le ton didactique, des conseils au poète.
Elle emploie le subjonctifd'ordre (« Que ton poème soit », v.
4 et 11, « Que triomphe », v.
8) et des modalisateurs de devoir (« Il faut que »,v.
22).
Il s'agit donc pour elle de préciser ce que doit être un poème.
Elle expose essentiellement deux règles.
[A.
« Un ver vivant »]
Tout d'abord elle suggère que le sens du poème ne doit pas être explicite, mais il doit être fuyant.
Elle emploie unemétaphore (« Il faut que ce portrait que de moi tu peindras / Ait comme un ver vivant au fond du chrysanthème »,v.
22-23) pour préciser sa pensée : d'une part, dans le poème, peuvent s'exprimer en même temps le poèteamoureux et le poète engagé, la parole de l'un se mêlant à celle de l'autre ; d'autre part, ils doivent dévoiler leurspensées par des images qui suscitent l'imagination du lecteur, exigent de lui une participation active.
Le sens n'estdonc pas fixé une fois pour toutes, il se construit dans la lecture, il reste vivant.
Le poème repose en effet sur desréseaux d'images antithétiques : la « nuit » de la souffrance s'oppose au « jour » et au « soleil » de l'espoir ; lablessure (« le sang de ta coupure », v.
3, « saigne », v.
12) s'oppose à la vie (« vivre », v.
9) ; la soif s'oppose à lasatiété (« eau pure », v.
1, « s'étancher », v.
2)...
La parole poétique n'est pas redondante par rapport à la réalité,elle est création.
[B.« Un air murmuré »]
Le poème doit aussi être musical : il doit être une « voix » (v.
8) — le terme est mis en valeur à l'hémistiche — etpas seulement des mots sur du papier.
récriture poétique est comparée à plusieurs reprises à un chant (« Chante »,v.
5, « un air murmuré », v.
13, « chanter », v.
16), chant susceptible de réconforter les malheureux (« les oiseauxqui n'ont où se nicher », v.
5) et de faire taire le bruit de la guerre (« Que triomphe la voix humaine sur les cuivres», v.
8).
Le poème est en effet musical.
Le chant se fait d'abord entendre dans le jeu des sonorités.
Les allitérationsen [s] et [ch] bruissent sur le vers 5 (« Chante pour les oiseaux qui n'ont où se nicher », v.
5), tandis que lesallitérations en [r] et [m] créent la musique du vers 13 (« Comme un air murmuré qui rend les pieds moins lourds »).Le poète ne dédaigne pas non plus les jeux sonores, « je t'aime » fait écho au « thème » de l'amour, caché dans le « thème » social ; quant au « ver vivant », il rappelle les vers du poème.
De plus, chaque quintile est composé detrois alexandrins, un octosyllabe, puis, à nouveau, un alexandrin.
Le quatrième vers introduit donc un déséquilibre qui dynamise le rythme du poème, l'empêchant de sombrer dans la monotonie de l'alexandrin.
De plus, ce déséquilibre suggère un manque, comme si le vers était incomplet, qu'il lui manquait la plénitude de la victoire.
[Conclusion]
Ainsi, le poème, à la fois lyrique et engagé, se révèle un véritable art poétique, qui prône le recourt aux images et lamusicalité.
Ce sont donc les armes propres à la poésie qui permettent au poète de se dresser aux côtés deshommes malmenés par le travail et par la guerre, afin de les « inonde[r] de sa lumière » (v.
25), comme le souhaitaitdéjà Victor Hugo..
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