L'oeuvre d'art peut-elle avoir une autre utilité qu'elle-même ?
Publié le 31/12/2009
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« Cet homme fait de la musique dans les rues, c'est un métier comme celui de notaire et qui a sur ce dernier l'avantage d'être inutile « (Mallarmé, Propos sur la Poésie, éd. du Rocher, p. 35). Ce que dit ici Mallarmé à propos d'un joueur d'orgue croisé dans une rue de Londres a toute l'apparence d'un paradoxe. Mais il est vrai, dira-t-on, qu'il s'agit là d'un mot de poète, c'est-à-dire d'une homme qui, on le sait bien, n'a pas le sens des réalités. N'allait-il pas jusqu'à dire : « Ce qui m'attriste seulement, est de songer, si je ne suis destiné qu'à voir quelques années, combien je perds de temps pour gagner ma vie, et que tant d'heures, que je n'aurai plus, devraient être données à l'Art « (id., ibid., p. 60) ? Décidément, il n'y a rien à faire, on doit l'admettre : Mallarmé est un artiste et ses poèmes sont des oeuvres d'art. Ainsi, ce petit professeur que ses chefs « surveillent comme un homme douteux « (id., ibid., p. 74) va, après coup, être reconnu par la société comme un artiste. Désormais on parlera de lui dans les salons et dans les milieux intellectuels, et l'on fera figurer ses oeuvres dans les programmes des examens et des concours. De même « on n'en veut pas à Cézanne d'avoir vécu caché à l'Estaque pendant la guerre de 1870 « (Merleau-Ponty, L'OEil et l'Esprit, p. 14). Il faut dire que ses tableaux se vendent bien. Mais qui, en dehors de quelques amateurs grecs ou d'une poignée de collectionneurs texans, oserait affirmer publiquement qu'un tableau de Cézanne sert à faire un bon placement ? Il est d'usage de proclamer qu'une oeuvre d'art n'a aucune utilité. L'art doit être gratuit comme la science désintéressée. Ou si l'on veut vraiment parler d'utilité pour des oeuvres d'art, on dira qu'elles servent à élever l'esprit de l'homme par exemple. Mais tous ces poncifs et toutes ces remarques se meuvent sur un sol qui se dérobe sous les pas. Tout cela demeure flou et confus. C'est pourquoi il n'est pas mauvais, afin d'y voir un peu plus clair, de poser la question suivante : Les oeuvres d'art ont-elle une utilité ?
«
l'adjectif « artistique », il nous renvoie à l'art et aux artistes.
Si l'artiste est à l'origine de l'oeuvre d'art, celle-ci, enretour, est à l'origine de l'artiste.
Et « il est certain que l'art est encore d'une autre manière à la fois l'origine del'artiste et de l'oeuvre » (id., ibid., p.
11).
Mais si nous ne pouvons percevoir ce qu'est l'art qu'en partant desoeuvres en lesquelles il s'incarne, nous ne pouvons d'autre part comprendre ce qu'est une oeuvre d'art que si nouscomprenons ce qu'est en son fond l'art.
Il est manifeste que notre interrogation tourne en rond.
« N'est-il pas clairque nous tombons dans un cercle vicieux ? » (id., ibid., p.
12).Ne pourrait-on pas toutefois essayer d'éviter de tomber dans ce cercle ? Impossible.
Mais alors que faut-il faire ouplutôt comment doit-on penser ? Tout d'abord il convient de bien comprendre qu'il ne s'agit pas ici d'un cerclevicieux.
Ce cercle en effet ne recèle aucun vice.
Il témoigne au contraire du mouvement d'une interrogation qui seporte d'emblée droit à la question même.
Une telle interrogation refuse de se laisser enfermer dans le champ closdes dichotomies et des oppositions binaires.
Il importe donc d'abandonner toute idée préconçue et de prendre lesoeuvres d'art comme elles nous apparaissent.
Entrons-donc dans le cercle.
Nous constatons qu'une oeuvre d'art, sinous la considérons, répétons-le, telle qu'elle se présente, nous apparaît d'abord comme n'importe quelle autrechose.
« La toile est accrochée au mur comme un fusil de chasse ou un chapeau.
Un tableau, par exemple celui deVan Gogh qui représente une paire de chaussures de paysan, voyage d'exposition en exposition.
On expédie lesoeuvres comme le charbon de la Ruhr ou les troncs d'arbres de la Forêt Noire.
Les hymnes de Hölderlin étaient,pendant la guerre, emballés dans le sac du soldat comme les brosses et le cirage.
Les quatuors de Beethovens'accumulent dans les réserves des maisons d'éditions comme les pommes de terre dans la cave .» (id., ibid., pp.12-13).A nouveau, ces paroles de Heidegger surprennent.
Mais elles ne surprennent au fond que les éminents critiques quiparadent dans les galeries à la mode et les amateurs éclairés qui jacassent dans les salons mondains Par ces motsen effet, Heidegger nous rappelle simplement qu'une oeuvre d'art est d'abord une chose.
Nous devons alors nousdemander ce qu'est une chose.
A coup sûr, la question irrite ou prête à sourire.
Elle ressemble à une esquive, à unefuite.
Elle semble ouvrir la voie à la digression.
Car enfin, on sait bien ce que c'est qu'une chose.
Et si c'était ce«savoir » qui empêchait l'homme d'accéder à l'être même des choses ? « Pourquoi l'homme ne voit-il pas les choses? Il se tient lui-même dans le chemin : il cache les choses » (Nietzsche, Aurore, V, no 438).
Les diversesconnaissances que l'homme prétend posséder sur les choses se ramènent à trois principales.
Examinons-lesbrièvement.
Si nous ramassons une pierre au cours d'une promenade, nous constatons qu'elle est lourde ou légère,poreuse ou lisse, etc.
Bref, cette pierre possède plusieurs caractéristiques, plusieurs qualités.
Ce qu'est la pierreautrement dit la chose elle-même, va consister, selon la première interprétation, dans « ce autour de quoi...
se sontgroupées de telles qualités » (Heidegger, ibid., p.
16).
On pourra alors définir l'être de la chose comme « le supportdes qualités marquantes » de celle-ci.
En choisissant une seconde interprétation, on peut estimer que l'être de lachose réside dans « l'unité d'une multiplicité sensible donnée e (id., ibid., p.
18).
Or cette seconde interprétationnous interdit tout autant que la première, mais pour des raisons inverses, un véritable accès aux choses.
En effet, «les choses elles-mêmes nous sont beaucoup plus proches que toutes les sensations.
Nous entendons claquer laporte dans la maison, et n'entendons jamais les sensations acoustiques ou même des bruits purs.
Pour entendre unbruit pur, nous devons détourner l'ouïe des choses..., c'est-à-dire écouter abstraitement » (id, ibid., p.
18).
Quant àla troisième interprétation, elle ne nous dit pas non plus ce qu'est une chose.
Car en considérant que l'être deschoses consiste dans la connexion d'une matière et d'une forme, et en interprétant la chose comme une « matièreinformée » (id., ibid., p.
19) [c'est-à-dire une matière prise dans une forme], cette interprétation se réfère plus auproduit qu'à la chose.Mais qu'est-ce donc alors qu'une chose ? Pour répondre fort succinctement, nous disons qu'une chose, ramassée enelle-même dans sa spontanéité, et au plus proche des hommes qui ne perçoivent en général rien d'une telleproximité, est ce qui ouvre l'homme au monde.
La chose « rassemble le monde » (id., Essais et Conférences, p.
215)ou plus exactement, c'est à travers les choses crue le monde devient ce qu'il est.
Nous parlons bien de choses etnon d'objets.
En effet, c'est à partir du moment où, avec Descartes, l'homme devint le sujet par excellence que vis-à-vis de lui tout se fit objet.
L'homme qui dit « je pense, donc je suis s, se représente des objets mais ne rencontrejamais les choses.
Les choses se déterminent par rapport au « Je », au sujet.
Elles ne sont plus désormais que desobjets.
C'est pourquoi il faut se débarrasser de la détermination restrictive de la chose comme objet pour pouvoirapprendre ce qu'est une chose.
Mais venons-en maintenant au produit qui peut être caractérisé comme une matièreouvragée.
Il est à noter que dans le langage courant, on parle par exemple des produits du commerce, ou même desproduits artisanaux, mais très rarement des produits artistiques.
On emploie certes l'expression de productionsartistiques, mais le mot « production » ajoute ici une nuance de création.
Le produit occupe une positionintermédiaire entre la chose et l'oeuvre d'art.
C'est bien d'abord une chose.
Mais, alors que la chose semble êtrecaractérisée par sa présence spontanée, le produit, nous l'avons vu, est une matière ouvragée.
C'est par exempleune paire de chaussures.
Résumons à présent en suivant Heidegger ce que nous a appris cette brève étude d'unechose ( le caillou trouvé au bord du chemin), d'un produit (une paire de chaussures) et d'une oeuvre d'art (letableau de Van Gogh représentant précisément une paire de souliers de paysan).
« Le produit, par exemple leproduit « chaussures », repose en lui-même comme la chose pure et simple ; mais il n'a pas la spontanéité du blocde granit.
Par ailleurs, le produit révèle aussi une parenté avec l'oeuvre d'art, dans la mesure où il est fabriqué demain d'homme.
Mais, à son tour, l'oeuvre d'art, par cette présence se suffisant à elle-même qui est le propre del'oeuvre, ressemble plutôt à la simple chose reposant pleinement en cette espèce de gratuité que la spontanéité deson être lui confère.
Cependant nous ne classons pas les oeuvres parmi les simples choses » (id., Chemins..., p.
21).Il apparaît ainsi que la plénitude de l'oeuvre d'art n'est pas celle de la chose.
Mais en quoi au juste s'en distingue-t-elle ? « Par cette présence se suffisant à elle-même qui est le propre de l'oeuvre ».
Précisons ce point.
Une pierrese trouve au bord du chemin par exemple.
Cette pierre est là dans la plénitude naturelle de sa spontanéité.
Elle estnaturellement pleinement présente.
Mais la plénitude de l'oeuvre d'art n'est pas, quant à elle, naturelle.
Ou si l'onveut continuer à employer le mot « nature », il faut dire que dans l'oeuvre d'art la nature se fait sens.
Le tableauest ce qu'il nous montre et le poème est ce qu'il nous dit.
la présence se suffisant à elle-même du poème ou du.
»
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