L'objectivité dans la recherche scientifique
Publié le 30/11/2013
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Aussi, à l’instar de l’énoncé, n’est-ce pas l’expérience (qu’elle soit prise au sens d’experientia ou d’experimenta) qui est susceptible d’être un lieu privilégié pour garantir l’objectivité dans (de) la recherche scientifique ? En effet, si l’objectivité scientifique est la recherche d’un fait indépendant de tout préjugé, les expériences perceptives, et en particulier leurs composantes strictement sensibles, paraissent être de bonnes candidates pour jouer le rôle de fondement de la connaissance objective. L’observation jouerait un rôle fondamental en science car elle fournirait une méthode élémentaire de découverte des entités du monde telles qu’elles sont. Quant à l’expérimentation, elle tient seulement le rôle d’observation élaborée. L’expérimentation scientifique peut en effet s’envisager comme une amplification de l’expérience perceptive sur laquelle elle repose en dernière instance. Elle cherche à faire apparaître des traces de processus cachés que l’observation seule ne peut restituer.
La science ne se limite cependant pas à l’accumulation d’observations passives ni même élaborées. Elle cherche aussi des régularités dans les causes qui engendrent ces observations. C’est la construction de théories qui permet ce second rôle. Mais les théories sont, au moins en partie, elles-mêmes élaborées à partir de données observées. De plus, les théories sont généralement validées en retour par l’observation ou l’expérience. Une théorie scientifique offrant à quiconque la possibilité d’être contredite par d’autres observations pourrait jouer le rôle de dépositaire de l’objectivité scientifique.
La méthode scientifique se nourrit donc à la fois d’observation, d’expérimentation, et de théories. Observation, expérience, théorie...comment l’objectivité dans la recherche scientifique s’articule-t-elle autour de ces trois moments clefs de la méthode scientifique?
B. Observation, expérience et objectivité
La « perception », au premier abord, semble être une notion toute simple. Nous « percevons » le soleil. Je le perçois parce que celui-ci produit une excitation lumineuse dans mon œil. Ce qu’est le soleil « en soi » est une autre histoire. Quand bien même le soleil que je perçois serait une hallucination, mon hallucination peut être certaine, sans
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que son objet le soit. L’existence ou la nature de cette chose que serait le soleil ne remettrait pas en question ma perception. La perception des phénomènes est incontestable : c'est leur description qui est discutable. La connaissance objective de la nature pourrait donc venir de cette expérience perceptive.
Ainsi, pour Locke, c’est bien l’expérience sensible qui est à l’origine de la connaissance et cette connaissance procède de la perception des « qualités primaires des corps » qui appartiennent à la matière:
« Les qualités ainsi considérées dans les corps sont premièrement celles qui sont strictement inséparables du corps, quel que soit son état...Chaque partie a toujours solidité, étendue, figure et mobilité... C'est ce que j'appelle qualités originales ou primaires des corps; je pense que nous pouvons observer qu'elles produisent en nous des idées simples (solidité, étendue, figure, mouvement ou repos, et nombre) »1.
Ce contact empirique est selon Locke d’abord vierge de tout présupposé et est progressivement alimenté par l’expérience:
« Supposons que l’esprit soit, comme on dit, du papier blanc, vierge de tout caractère, sans aucune idée. Comment se fait-il qu’il en soit pourvu ?...D’où puise-t-il ce qui fait le matériau de la raison et de la connaissance ? Je répondrai d’un seul mot: de l’expérience ; en elle, toute notre connaissance se fonde et trouve en dernière instance sa source »2.
Cette perception originelle est une sensation que nous éprouvons grâce aux propriétés des corps :
« Et c’est premièrement nos sens tournés vers les objets sensibles singuliers, qui font entrer dans l’esprit maintes perceptions distinctes des choses, en fonction des diverses voies par lesquelles ces objets les affectent. Ainsi recevons-nous les idées de jaune, de blanc, de chaud, de froid, de mou, de dur, d’amer, de sucré et toutes celles que nous appelons qualités sensibles....Et puisque cette source importante de la plupart des idées
1 Locke, J. Essai sur l'Entendement humain, II. 27, §22, trad. J.M. Vienne, Vrin, 2001. p219.
2 Locke, Ibid., p164.
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que nous avons dépend entièrement de nos sens et se communique par leur moyen à l’entendement, je la nomme sensation »1.
Locke fournit-il, par cette description les clefs de l’objectivité ? Une première question semble s’imposer pour vérifier si l’observation la plus élémentaire est bien capable de restituer un objet perçu sans l’influence de l’observateur : l’observation scientifique est-elle réellement « passive » ? Qu’est-ce qui se passe au juste lorsque j’observe un phénomène ?
Norwood Russel Hanson examine précisément cette question dans Patterns of Discovery Il s’agit pour Hanson de regarder de près ce qui se passe lors de l’observation d’un fait dans le cadre de la recherche scientifique. Il s’attache notamment à rechercher si la perception d’un fait scientifique est réellement à l’abri des distorsions de notre esprit comme semble le supposer Locke.
Selon Hanson, une manière de vérifier cela est de chercher les éventuelles traces de théories dans l’observation :
« Examinons, non pas comment l’observation, les faits et les données constituent la source d’explication des systèmes physiques, mais plutôt comment ces systèmes sont eux-mêmes la source qui structure notre appréciation des données et des faits »2.
Hanson part d’emblée d’un problème simple, celui qui semble posé par la variation des interprétations d’un perçu. Quel rôle est réellement joué par nos organes perceptifs d’un côté et par notre connaissance de l’autre ?
Prenons deux microbiologistes observant une amibe qui est un animal unicellulaire. Cet organisme vivant a donc deux caractéristiques majeures: c’est une cellule et c’est un animal. Précisément, Hanson note qu’il est facile d’imaginer qu’un microbiologiste voit une cellule alors que l’autre voit un animal. Le premier voit la cellule comme partageant des propriétés analogues avec toutes cellules (nerveuses, du foie etc...) : elle a un noyau, une paroi. Cette cellule est simplement caractérisée par son indépendance, elle n’appartient pas à un organe. L’autre biologiste voit en revanche dans cet organisme son appartenance au règne animal. Comme tout animal, cette amibe cherche de la
1 Locke, Ibid., p164.
2 Hanson, N. R. Patterns of discovery. (1958) Cambridge University Press, 1975. p3.
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nourriture, se déplace, est en interaction avec l’environnement, etc...La paroi et le noyau ne sont pas perçus en tant que tels par ce deuxième biologiste. Hanson remarque que cette différence de perception en apparence anodine est en fait capitale. Elle influence directement l’expérience scientifique et les questions posées et concevables par les chercheurs. Les deux biologistes ne feront pas les mêmes recherches et n’interpréteront pas les résultats d’une expérience sur l’amibe de la même façon:
« Ce que l’un ou l’autre des microbiologistes regarde comme ayant un sens ou comme faisant l’objet d’une question pertinente est déterminé par leur tendance à percevoir davantage le premier ou le second terme de cet “animal unicellulaire” »1.
Cette remarque presque triviale a reçu, note Hanson, une réponse philosophique assez simple : les deux microbiologistes voient la même chose (leur œil est normal) mais l’interprètent différemment. Mais justement, voient-ils réellement la même chose ? Que signifie « voir quelque chose »? Et y a-t-il perception puis interprétation ?
Pour répondre à ces nouvelles questions Hanson prend un autre exemple, celui de deux astronomes, Johannes Kepler (1571-1630) et Tycho Brahé (1546-1601) observant le ciel à l’aube. Le phénomène physique qu’ils regardent est le même:
« Des photons identiques sont émis du soleil; ils traversent l’espace et l’atmosphère. Les deux astronomes ont une vision normale; ainsi ces photons passent à travers la cornée, l’humeur aqueuse, l’iris, la lentille et le corps vitreux de leurs yeux de la même façon. Finalement leur rétine est affectée. Des changements électrochimiques similaires affectent leurs cellules photoréceptrices. La même configuration est produite dans la rétine de Kepler et de Tycho. Donc, oui, ils voient la même chose »2.
Hanson insiste dans un premier temps sur le fait que Tycho et Kepler voient bien, en un sens, le même objet. Les deux astronomes répondraient à la question « que voyez-vous ? » : « nous voyons le soleil ». Et ils approuveraient tous deux le même dessin du soleil comme désignant ce qu’ils voient.
Mais Hanson veut aller plus loin avec cette anecdote. Il note qu’il y a dans cette description plusieurs raccourcis. En effet, il n’y a pas nécessairement de correspondance
1 Hanson, Ibid. p4.
2 Hanson, Ibid. p6.
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entre ce que la rétine reçoit et ce qui est vu. Kepler et Tycho ne voient bien entendu pas « le soleil lui-même » mais un aspect visuel de celui-ci. « Voir » n’est donc pas réductible à une quantité de photons qui touche la rétine. Hanson note en effet que si Kepler et Tycho sont ivres, il se peut très bien que malgré la même excitation rétinienne, en titubant devant le coucher du soleil, ils ne «voient» pas la même chose ou ne voient même pas le soleil du tout. De même, quel que soit l’objet perçu, l’espace ne se donne pas tout entier. La face cachée du soleil, cette troisième dimension de la perspective qui nous fait voir le soleil comme une boule et non comme un disque est fabriquée par nous. L’espace lui-même est un contenu médiatisé.
Il y a bel et bien selon Hanson une différence entre collecter une image et voir une image. Il faut pour voir quelque chose y prêter attention. Aussi, pour Hanson, voir est déjà une expérience :
« Voir est une expérience. Une réaction de la rétine est seulement un état physique, une excitation photochimique...Les gens, et non leurs yeux, voient »1.
Enfin et surtout, le contexte dans lequel l’expérience s’inscrit pour Tycho et Galilée est différent. Quand bien même les variations de perceptions provenant des différents états physiques dans lesquels se trouvent les astronomes seront considérées comme négligeables, l’expérience du « voir » ne s’épuisera toujours pas dans la perception. Une autre différence majeure entre Kepler et Tycho leur fait en réalité voir des choses très différentes :
« Tycho...voit un soleil qui bouge. Kepler...voit un soleil fixe »2.
Pourquoi ? Car le cadre conceptuel de Tycho étant géocentrique, c’est le soleil qui tourne lorsque « il se couche ». Pour Kepler, qui a adopté le cadre copernicien, héliocentrique, c’est au contraire la terre qui tourne. Autrement dit, ils ne voient pas la même chose car ce qu’ils pensent savoir de ce qu’ils voient est différent. Voir c’est déjà interpréter.
Et cette différence d’interprétation ne s’explique pas trivialement par une différence d’excitation rétinienne ni par une différence d’interprétation découplée de la perception. Hanson développe ce dernier point avec des exemples simples d’illusion d’optique.
« !Sommaire,,,,Introduction…………………………………………………………….......................................................................p01,,,,I.,Objectivité,et,énoncés,scientifiques……………………………………………………………..p13,,A.,L’association,naïve,entre,énoncé,de,fait,,objectivité,,et,science………………………..p13,,B.,Critère,de,distinction,entre,énoncé,de,fait,et,énoncé,de,valeur..………………………p14,,C.,Remise,en,cause,de,la,distinction,fait/valeur……………………………………………………….p23,,,,II.,Objectivité,et,méthode,scientifique…………………………………………………………….p32,,A.,Le,recours,à,la,méthode,comme,fondation,de,l’objectivité,scientifique…………..p32,,B.,Observation,,expérience,et,objectivité…………………………………………………………………..p35,,C.,Théorie,et,objectivité…………………………………………………………………………………..…………....p44,,,,III.,Objectivité,et,communauté,scientifique……………………………………………….…p53,,A.,La,science,édifiée……………………………………………………………………………………………………....p53,,B.,La,communauté,scientifique,:,lieu,de,dialectique,…………………………………….…………p54,,,,,,de,la,connaissance,objective,,C.,Construction,sociale,et,objectivité………………………………………………………………………….p68,,,,Conclusion……………………………………………………………………………………………………………………p74,,,,Bibliographie……………………………………………………………………………………………………………...p78!!. »
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