l'irréversibilité est-elle la principale caractéristique du temps ?
Publié le 12/01/2005
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Tout est lié : le passé, le présent et le futur. Je ne peux modifier que le présent, mais aussi le futur, malgré tout : tout en étant lié au passé, aux actions passées...etc. Chaque acte est définitif : aucun moyen de le modifier ni de l'effacer, malgré ma volonté. D'où les remords : porter un passé trop lourd que l'on souhaiterait effacer ou voir disparaître.
III. Le côté destructeur du temps : Kronos dévore ses enfants.
Dans la mythologie grecque, Kronos est un titan qui dévore tout sur son passage : le temps est destructeur. D'ailleurs, le temps d'un individu, comme nous l'avons vu, démarre à sa naissance pour se terminer à sa mort : tout individu a une temporalité finie, un début et une fin. La fin signifiant sa mort. Le temps qui passe me rapproche de la mort : c'est un compte à rebours, me privant ainsi de mes moments de vie.
L'irréversibilité caractérise un phénomène particulier : il caractérise un phénomène qui ne peut être réversible. C'est donc un phénomène qui ne peut être inversé, ni modifié : ce phénomène ne peut en aucun cas être susceptible d'un retour à un état antérieur. Il n'y a pas de retour possible : et c'est bien une des caractéristiques du temps. Il faut en effet rappeler la représentation du temps : il est souvent représenté sous forme d'une flèche qui ne va que dans un seul sens (qui va de gauche à droite).
La question posée renvoie justement aux caractéristiques du temps : et pas seulement son irréversibilité. En effet, il y a d'autres caractéristiques correspondant au temps : le caractère irréversible du temps est justement la principale caractéristique du temps.
«
SUPPLEMENT:- Se pose alors le problème de la direction de ce flux du temps et des changements.
Un autre caractère du temps se présente à nous comme une donnéeimmédiate, intuitive : ce flux est orienté et irréversible .
Cette irréversibilité , affirme Jankélévitch dans L'Irréversible et la Nostalgie , n'est pas «un caractère du temps parmi d'autres caractères, il est la temporalité même du temps …l'irréversible définit le tout et l'essence de la temporalité et latemporalité seule…Le devenir n'est pas sa manière d'être, il est son être lui-même…on ne peut concevoir un temps réversible et qui demeureraitcependant temporel ».
A insi y a-t-il asymétrie entre le passé et le futur : alors que l'avenir est vide, flou, incertain, le passé a un contenu précis (des images, des idées qui peuvent d'ailleurs susciter à nouveau des émotions…), il a une consistance du fait qu'il a existé, qu'il a été présent.- L'irrévers ibilité correspond, de fait, aux expériences les plus banales : jamais les cendres ne redeviennent fagot, jamais l'eau des fleuves ne se reconstitue dans les océans pour remonter à leurs sources, et ce n'est jamais vers leur naissance que les vivants s'acheminent.
La biologie montre queles processus biologiques ont un sens, ils ne sont pas réversibles; les êtres vivants naissent, grandissent, vieillissent et meurent, les processusphysiologiques se produisent dans le même sens (digestion, respiration, transformations chimiques, etc.), les maladies peuvent guérir, mais en suivantun cours temporel de réparation, et certaines lésions sont irréparables, irréversibles.
C hez l'homme également, cette irréversibilité se retrouve à tous lesniveaux, ontogénétique (de la naissanc e à la mort), phylogénétique (l'évolution des espèces) et historique (la succession des civilisations).
C haque vieest ainsi une flèche tirée à la naissance et qui s'immobilise à la mort.- L'irrévers ibilité ajoute au flux ininterrompu du temps un caractère tragique , en lui donnant la dimension du “ jamais plus ” et du “ trop tard ”. L'irrévers ible ferme le passé, obère l'avenir.
Le passé devient irrévocable.
Rien ne pourra faire que ce qui a été n'ait pas été.
Le temps perdu peut sansdoute se rattraper, il ne se retrouve jamais; des occasions analogues pourront se représenter, mais elles ne seront pas précisément celles qu'on avaitlaissé s'échapper.- L'irréversible est aggravé par la brièveté de notre vie : la fuite du temps est tragique pour nous puisque nous allons mourir et que chaque instant qui passe nous rapproc he de la mort.
Désespoir des désirs non réalisés et qui ne seront jamais réalisés, des fautes qui ne seront jamais effacées, despossibilités qui disparaissent.
Le tragique vient ici de ce que notre avenir et nos espérances se réduisent de plus en plus, mais surtout que notre passés'alourdit de toutes les occasions manquées, de toutes les déceptions, de toutes les fautes qui s'y sont accumulées et qui ne pourront jamais s'effacer.La mort fige le passé et, comme dit Sartre, “ le transforme en destin ”.- Certes, il y a l'oubli et le pardon qui sont des adoucissements pour les situations pénibles qui ont été ou que nous avons provoquées, mais ils n'effacent pas, loin s'en faut, ce qui a été, ils ne peuvent faire revivre ce qui a été vécu.
C 'est pourquoi l'irréversible est vécu comme un scandale affectifet moral.
D'où les sentiments divers, que Jankélévitch analyse, à l'égard de ce passé irrévocable.- D'abord la nostalgie du “bon vieux temps”; nous oublions qu'il comportait auss i de mauvais moments, l'éloignement lui conférant une aura séduisante; nous avons la nostalgie du passé simplement parce qu'il est passé, de sorte que c'est l'éloignement qui suscite la nostalgie, et nous fait prendre plaisir àl'évocation des souvenirs.- Puis le regret de ne pouvoir revivre le passé : conscience de notre bonheur d'alors, de notre fraîcheur.
Exemple de ceux qui reviennent sur les lieux de leur enfance, lesquels paraissent rapetissés, dérisoires, tant nous les avions embellis par la distance, le rêve, l'imagination.- Le remords , qui naît de l'irrévocabilité de nos fautes, rend le souvenir obsédant, envahissant, et ronge notre conscience (“ Et le ver rongera ta peau comme un remords ”, Baudelaire).
Le remords, comme la honte, a le mérite de nous rendre sensible à notre culpabilité et au scandale de l'irréversible,même s'il empoisonne tous nos instants sans pour autant apporter la moindre réparation.
Mais le remords peut se transformer en repentir , sentiment positif et moral, où le remords se tourne vers le présent et l'avenir, pour amener le responsable à réparer ce qu'il peut réparer, à s'améliorer lui-même.- L'espérance dans l'avenir qui peut déboucher sur des rêveries stériles et décevantes ou nous pousser à agir à partir du présent.
Il faudrait auss i évoquer la crainte, le désir, etc.- En somme, si nous ne pouvons échapper à la fuite irréversible du temps, nous ne pouvons pas non plus échapper à la présence en nous du passé (souvenirs, sentiments qui accompagnent ces souvenirs) et du futur (anticipation, crainte, espoir).
Nous avons tous le désir d'échapper au poids du passé, d'oublier nos expériences, d'aborder le monde avec un regard neuf; mais c'est impossible et c'est aussi une illusion : être sans souvenirs nousrendrait ignorants du monde, de nous-mêmes, sans désirs et sans raisons d'agir.- Nous avons aussi le désir d'échapper au futur puisque le futur c'est l'inconnu : d'où le désir de vivre dans le présent (“ C arpe Diem ”) ou de se réfugier dans le passé (cf.
L'analyse d'Alquié, dans Le désir d'éternité : la passion comme refus du temps.
C ours sur les passions), ce qui revient à passer sa vie à la rêver, à accomplir des gestes vides qui relèvent de la pathologie, comme la dame qui continuait à mettre le couvert pour son fils mort.- Ces deux désirs inverses sont deux illusions qui ne font que confirmer l'irréversibilité du temps.
Même si, par un miracle, on pouvait revivre le passé, cela n'abolirait pas pour autant l'irréversibilité : on peut imaginer un miracle qui rende à la dame son fils mort, il a quand même été mort.
Platon imagine un temps qui irait à rebours à cause d'une inversion du mouvement de l'univers : alors les hommes au lieu de se diriger vers leur vieillesse et leur mortiraient vers leur jeunesse et leur disparition.- Mais la réversibilité d'un processus local ne change rien à l'irréversibilité du temps global : un film projeté à l'envers serait encore regardé dans lamême coulée du temps ; on peut remonter le cours d'un fleuve, celui-ci ne s'arrête pas pour autant de couler dans le même sens.- Notre désir de revenir en arrière (cf.
La machine à remonter le temps d'H.G.Wells) nous mène à des paradoxes insolubles .
Quand nous désirons revenir dans un fragment du passé, c e n'est pas pour revivre ce passé à l'identique, car alors nous ne nous apercevrions même pas que nous le revivons.
Nousvoulons le revivre avec une conscience nouvelle, enrichie par l'expérience acquise.
Si même ce retour au passé était possible sans repasser, commedans un film à l'envers, toutes les étapes, nous ne pourrions que le transformer par le seul effet de notre présence là où elle ne devait pas être.- C'est un des thèmes classiques de la science-fiction : par notre présence dans le pas sé, toute la suite des événements ne peut que changer du toutau tout.
Dans une nouvelle, des explorateurs du temps commettent l'imprudence de sortir de leur machine et écrasent un papillon; à leur retour dans leurprésent, ils ne reconnaissent plus rien : l'évolution des espèces s'est faite différemment.
Mais la plupart des auteurs esquivent les difficultés etadmettent implicitement que l'action dans le pas sé ne peut que confirmer le présent : dans Retour vers le futur , le jeune homme propulsé dans les années cinquante accomplit sa mission; il risque une catastrophe temporelle : la jeune fille qui sera s a mère commence à tomber amoureuse de lui, il doit lapousser dans les bras de celui qui deviendra son père.- En général donc, les paradoxes temporels créés par le retour dans le passé donnent lieu à des sortes d‘acrobaties ou à des effets comiques (que sepasserait-il si, remontant le temps, je tuais mon propre père ? Je n'existerais plus pour pouvoir remonter le tuer…).- Au total, l'irréversibilité du temps n'es t pas tant une qualité du temps que le temps lui-même.
O ù l'on voit que le temps est un englobant-englobé : onpeut en effet dire que la conscience est dans le temps aussi bien que le temps est dans la conscience..
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