Ralph LINTON (1845) LE FONDEMENT CULTUREL DE LA PERSONNALITÉ Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi Courriel:
[email protected] Site web: http://pages.infinit.net/sociojmt Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales" Site web: http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm Cette édition électronique a été réalisée par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie à partir de : Ralph Linton (1945), Le fondement culturel de la personnalité Collection "Sciences de l'éducation", no 11. Traduction de l'ouvrage anglais "The Cultural Background of Personality.". Paris : Bordas, 1977, 138 pages. Traduit de l'Anglais par Andrée Lyotard. Préface de Jean-Claude Filloux Polices de caractères utilisée : Pour le texte: Times, 12 points. Pour les citations : Times 10 points. Pour les notes de bas de page : Times, 10 points. Table des matières PRÉFACE, par J.-C. FILLOUX BIOGRAPHIE DE RALPH LINTON BIBLIOGRAPHIE DES TRAVAUX DE RALPH LINTON Introduction Chapitre I. - Individu, culture et société I) DIFFICULTÉS DE MÉTHODE II) ANALYSE CONCEPTUELLE 1. L'individu et ses besoins a) Difficulté de classer les besoins b) Besoin de réponse affective c) Besoin de sécurité d) Besoin de nouveauté e) Rôle des besoins dans le comportement 2. L'environnement social a) Sociétés humaines et sociétés animales b) Caractères fondamentaux des sociétés humaines. Universalité Durée Autonomie fonctionnelle Différenciation interne 3. La culture Rôles de la culture 4. Individu et société Chapitre II. - Le concept de culture I) DÉLIMITATION PRÉLIMINAIRE DU CONCEPT DE CULTURE II) DÉFINITION DE LA CULTURE a) Apprentissage b) Culture comme résultat c) Participation d) Transmission III) CULTURE EXPLICITE ET CULTURE IMPLICITE IV) CULTURE RÉELLE ET CULTURE CONSTRUITE 1. Définition de la culture réelle 2. Définition de la culture construite 3. Fonctions de la culture construite dans la formation de la personnalité a) Culture construite et expérience commune b) Culture construite et personnalité individuelle. V) LES MODÈLES IDÉAUX Chapitre III. - Structure sociale et participation à la culture I) ANALYSE DE LA STRUCTURE SOCIALE 1. Les sociétés primaires 2. Caractères généraux des sociétés primaires 3. Les groupes élémentaires a) Catégories âge-sexe b) Groupes de spécialité c) Famille d) Groupes associatifs e) Positions de prestige II) L'INDIVIDU DANS LA STRUCTURE SOCIALE 1. Concepts de statut et de rôle 2. Statut actuel et statut latent 3. Ajustement des rôles Chapitre IV. - La personnalité I) DÉLIMITATION DU CONCEPT DE PERSONNALITÉ II) LES SITUATIONS 1. Situation et besoins 2. Situation et environnement 3. La composante sociale III) LES RÉPONSES 1. Classification 2. Les réponses établies sont les plus nombreuses et les plus fréquentes 3. Formation des réponses émergentes a) Rôle de l'imitation b) Rôle des essais et meurs c) Rôle des processus intellectuels d) Rôle des réponses habituelles généralisées 4. Formation des réponses établies a) Rôle de l'adaptation consciente b) Recherche de l'efficacité c) Intégration de la réponse aux automatismes antérieurs 5. Spécificité des réponses établies a) Définition b) Réponses spécifiques c) Réponses généralisées d) Les attitudes ; systèmes valeur-attitude 6. Mobilité des réponses en fonction de leur spécificité IV) CONFRONTATION AVEC LE BEHAVIORISME ET LA PSYCHOLOGIE DES PROFONDEURS V) CULTURE ET PERSONNALITÉ : PARALLÈLE FORMEL Chapitre V. - Rôle de la culture dans la formation de la personnalité I) DIFFICULTÉS DE L'ANTHROPOLOGIE PSYCHOLOGIQUE II) PERSONNALITÉ DE BASE ET PERSONNALITÉ STATUTAIRE III) DIVERSITÉ DES PERSONNALITÉS DE BASE ET DES PERSONNALITÉS DE STATUT 1. L'interprétation biologique 2. Discussion de l'interprétation biologique ; question (1) 3. Discussion de l'interprétation biologique ; question (2) 4. La personnalité comme résultat de la culture a) Les deux actions de la culture sur la personnalité b) Élevage des enfants et personnalité c) Modèles actuels et personnalité IV) VARIATIONS DE PERSONNALITÉ A L'INTÉRIEUR D'UNE CULTURE V) SIMILITUDES DES MARGES DE VARIATION ET DES TYPES DE PERSONNALITÉ D'UNE CULTURE À L'AUTRE INDEX L'objet de cet ouvrage est de déterminer les bases conceptuelles d'une collaboration organique entre la psychologie et l'anthropologie. On y trouve des pages devenues classiques sur les concepts de culture, de modèle, de rôle, de statut, de valeurs-attitudes, qui sont actuellement des outils précieux pour la recherche psycho-sociologique. L'auteur a tenté une systématisation théorique des processus de socialisation de la personnalité en essayant d'expliquer comment l'homme est à la fois le produit du milieu social, de la culture environnante et d'une progressive construction de soi. Travail et Méthodes Ce petit ouvrage très complet contient notamment des définitions utiles de la culture réelle et de la culture construite, du statut et du rôle, des structures sociales primaires. Nous relevons dans sa théorie de la personnalité plusieurs analyses transposables sur le plan opératoire des réponses émergentes et des réponses établies et de leur formation, de la personnalité de base et des personnalités statutaires. L'ouvrage est préfacé par J.-C. Filloux qui, après un historique de l'anthropologie, depuis Morgan et Frazer jusqu'aux écoles contemporaines, nous éclaire sur les points importants de la théorie lintonienne et la rattache à des sources ethnologiques et psychologiques. C. A. L'année psychologique Ce livre marque une date dans le développement de l'anthropologie culturelle et dans le rapprochement des disciplines. Il a ouvert des voies de recherche et éclairci les conceptions. Dans cette mesure, il mérite de rester classique. J.-D. REYNAUD Sciences Retour à la table des matières PRÉFACE RALPH LINTON ET L'ÉVOLUTION DE L'ANTHROPOLOGIE CULTURELLE Retour à la table des matières L'ouvrage de Ralph LINTON que nous présentons au public français, The Cultural Background of Personality, a été publié aux États-Unis en 1945. Son objet est de déterminer les bases conceptuelles d'une collaboration organique entre la psychologie et l'anthropologie. Première tentative de ce genre, il présente par là-même un intérêt considérable. Mais cet intérêt s'accroît encore si l'on admet qu'il apporte sa contribution à l'édification d'une théorie unitaire des sciences de l'homme, dont la nécessité est toujours plus impérieuse. En lui-même, cet ouvrage témoigne du caractère fondamentalement pragmatique des sciences sociales aux États-Unis. LINTON pense que les sciences humaines, y compris l'ethnologie, peuvent jouer un rôle pratique dans l'organisation de la vie sociale et donner aux hommes de nouvelles prises sur l'histoire. Comme les autres « social-scientists «, psychologues ou sociologues, il a le sentiment de la responsabilité sociale du savant ès sciences humaines, du fait qu'on attend de lui la constitution d'une technique des relations humaines, dans le cadre du système démocratique américain, dont la légitimité n'est d'ailleurs à aucun moment mise en question. Dès 1935, LINTON disait déjà dans The Study of Man 1, que l'entreprise spécifique des sciences de l'homme est « de découvrir les limites dans lesquelles les hommes peuvent être conditionnés, et quels schémas de vie sociale semblent imposer le moins de contrainte à l'individu « ; une telle entreprise, ajoutait-il, est indispensable au « réformiste«. L'anthropologue, aussi bien que le psychologue et le sociologue, doivent aider à améliorer les structures de l'autorité, l'organisation de la production économique, et plus généralement le fonctionnement des institutions. Bien qu'a priori différente des autres sciences de l'homme, parce qu'elle étudie les civilisations primitives, l'ethnologie peut faire profiter le politique de ses résultats, fournir des renseignements de la plus vaste portée, concernant de grandes questions comme l'intégration de cultures différentes dans un système économique et politique mondial, etc... ; elle peut également mettre ses méthodes d'enquête au service de l'analyse « objective « de la civilisation américaine elle-même. On ne s'étonnera pas si, depuis 1941, les spécialistes américains de l'anthropologie appliquée se soient groupés en une société qui publie sa revue Applied Anthropology, si chaque année les administrations américaines font davantage appel à des anthropologues, non seulement pour faciliter leur politique ou leur propagande dans leurs territoires d'outre-mer, mais encore pour l'établissement et la conduite de leurs programmes métropolitains. Appartenant à la même école et ayant la même optique que LINTON, Clyde KLUCKHOHN écrit en 1949 tout un livre, Mirror for Man 2 pour persuader l'Américain moyen de l'utilité de l'anthropologie pour la solution des problèmes qu'il rencontre chaque jour. Il s'agit presque d'un nouveau scientisme, d'une nouvelle foi, qui s'exprime très bien dans la formule qui clôt The Cultural Background of Personality : « Les pionniers ne peuvent que pousser plus avant, soutenus par la conviction que quelque part sur ce vaste. territoire se dissimule le savoir qui armera l'homme pour sa victoire la plus grande : la conquête de lui-même. « Pareillement, LINTON écrivait en 1935 : « L'intelligence de ces réalités ouvrira la possibilité de leur contrôle et, pour la première fois depuis des millions d'années qu'elle existe, l'humanité sera en mesure de déterminer son avenir délibérément et intelligemment. « La pratique sociale à laquelle nous convie par essence la science de l'homme, anthropologie y comprise, en vient à avoir des résonances étrangement humanistes... Mais cet esprit pragmatiste est remarquable, non seulement dans le cadre de la finalité propre des recherches, mais aussi au sein de la recherche scientifique elle-même. Les concepts théoriques utilisés par le chercheur doivent avant tout être efficaces, c'est-à-dire être le mieux adaptés possible au progrès de la recherche. De ce souci dominant d'efficacité heuristique l'ouvrage de LINTON est également un exemple typique. Chaque fois qu'une conception de l'homme bloque la recherche, il convient de la rejeter ; au contraire, toute conception permettant l'approfondissement de l'expérience et la découverte de faits nouveaux doit être adoptée. Aussi le reproche de stérilité est le plus grave qu'un « social-scientist « puisse faire à une conception théorique. D'où le rôle, si surprenant pour nous, qui est attribué aux concepts et surtout aux définitions. La seule utilité du concept est de favoriser la solution d'un problème : il est bon s'il la favorise, mauvais s'il ne la favorise pas. Alors qu'un esprit européen se demanderait plutôt : « que puis-je faire avec ce concept ? «, le chercheur américain se pose la question suivante : « quel concept me faut-il pour résoudre tel problème concret ? «. Autrement dit, les concepts n'ont vraiment qu'une valeur opératoire : et c'est pourquoi ils doivent être parfaitement définis. Le travail consistant à donner une définition exacte d'un terme est généralement préliminaire à toute étude. Ainsi, ALLPORT, dans son ouvrage célèbre sur la personnalité (Personality, 1937), critique une bonne douzaine de définitions de la personne, avant de proposer et de commenter terme à terme la sienne propre : aussi bien la justifiera-t-il uniquement en disant qu'elle permet mieux que les autres de classer et d'interpréter les faits, les data. Lors d'une discussion organisée en 1949 sous les auspices du Vicking Fund, une polémique fort amusante mit aux prises David BIDNEY, un anthropologue lui aussi, et LINTON, au sujet de ce même concept de personnalité. BIDNEY critiquait comme « idéaliste « la définition lintonienne, et proposait une définition psychosociologique de son cru : « La valeur d'une définition, répondait LINTON, est toujours relative à un point de vue déterminé ; on peut définir une bombe en fonction du dommage qu'elle peut causer, ou de sa charge d'explosif : cela dépend de ce que l'on veut faire. « Il en résulte que, si l'on veut se débrouiller dans le fil des simplifications que peut prendre un même terme chez un auteur ou chez un autre, il suffit de savoir quel est le but visé par celui qui l'emploie. Ainsi, le livre de LINTON mettant systématiquement l'accent sur l'individu concret et sur sa conduite, sur le côté individuel des comportements sociaux, sa définition de la « culture « sera faite en fonction de cette optique, elle sera faite en terme de conduites individuelles. Il faut ajouter enfin, si l'on veut caractériser les tendances actuelles des « sciences de la politique « aux États-Unis, qu'on assiste à une disparition graduelle des barrières qui ont existé primitivement, et qui existent souvent encore, entre les diverses sciences de l'homme. La naissance de la psychologie sociale et de la sociologie psychologique a obéi également à un mobile pragmatiste : s'il s'avère que l'individu intègre au fur et à mesure de la formation de sa personnalité des normes, des modèles, des attitudes préexistantes dans le milieu ; s'il s'avère que les faits sociaux prennent nécessairement racine dans des comportements individuels, il est vain de réserver l'étude des conduites individuelles au psychologue, l'étude des groupes sociaux aux sociologues. L'efficacité de la recherche est au prix d'une collaboration ; à tout le moins, les diverses optiques doivent-elles se combiner, chaque science doit-elle « s'ouvrir « aux autres, en se refusant à l'annexion, plus dangereuse encore que la solitude. Cela ne va certes pas sans embarras : en particulier, le psychologue, le sociologue, l'ethnologue et l'économiste ne parlent pas toujours la même langue, et s'ils utilisent parfois les mêmes concepts, ce n'est pas toujours dans un même sens. D'où méprises et, ce qui est plus grave, difficultés pour aborder avec les armes adéquates tout le no man's land qui existe entre les limites des différentes disciplines. Si l'intégration des sciences humaines se révèle difficile, c'est en fait moins à cause d'une sorte d'instinct du territoire qui (à l'inverse de ce qui se passe fréquemment en Europe) n'obsède guère le chercheur américain, qu'en raison de la nécessité d'élaborer des conceptions théoriques permettant à l'intégration de se réaliser pratiquement. On mesure donc l'importance de la tentative de LINTON, qui est jusqu'à présent la plus consciente qui ait été effectuée par un « social-scientist« pour renouveler l'appareil conceptuel permettant de décrire et d'Interpréter les interactions entre l'individuel et le social, dans le cadre des rapports entre culture et personnalité. A la base de cette tentative, on pourrait découvrir une véritable aventure personnelle : en rencontrant Abraham KARDINER, psychanalyste, l'anthropologue LINTON dut trouver une armature conceptuelle lui permettant d'interpréter psychologiquement son propre savoir d'ethnologue. Et c'est ainsi qu'est né The Cultural Background of Personality. Mais on aurait tort de rapporter simplement au pragmatisme américain l'importance prise par les disciplines qui intègrent la sociologie, l'ethnologie et la sociologie. En effet - et l'essai même de LINTON témoigne en ce sens - il s'agit en général plus d'une psychologisation des sciences sociales, que de l'inverse. Tout se passe comme si on avait été, aux États-Unis, plus sensible qu'ailleurs aux travaux de TARDE, par exemple, qui ont eu très peu de résonance en France, mais qui dans le fond sont à l'origine de la micro-sociologie du style MORENO. A ce besoin de « psychologiser « les problèmes sociaux, plusieurs causes peuvent être trouvées. D'abord, les Américains se sont très vite trouvé concrètement en face de problèmes posés par la présence de minorités raciales ayant une culture particulière (Indiens par exemple), ou d'immigrants apportant avec eux leurs propres coutumes : comment réaliser pratiquement l'adaptation d'individus, déjà enculturés, à de nouvelles formes culturelles ? Pour étudier cette adaptation, cette « acculturation « il faut se placer à la fois du point de vue de la culture nouvelle et du point de vue de l'individualité psychologique. C'est pourquoi on ne sera point surpris de la fréquence avec laquelle reviennent, chez LINTON, des exemples tirés de l'immigration. D'autre part - et c'est la seconde cause - il est certain qu'il faut relier cette « psychologisation « de la sociologie à la persistance des prémisses libéralistes qui n'ont jamais été sérieusement entamées par le marxisme aux États-Unis. Non seulement la praxis marxiste, mais aussi l'optique méthodologique propre au marxisme, sont totalement ignorées : nous aurons l'occasion de nous en apercevoir à propos de la notion de « classe «. On peut se demander si, malgré les professions de foi « relativistes «, malgré l'idée souvent répétée qu'aucun système n'a de valeur absolue, les sciences de l'homme américaines ne sont pas étroitement déterminées par des institutions qu'on se préoccupe davantage de « réformer « que de transformer. Le psychologisme des « social-scientists « exprimerait alors la situation culturelle propre à leur milieu politique et économique, ce qui remettrait alors en question le positivisme dont ils se prévalent. Qu'il nous suffise pour l'instant de signaler que LINTON représente bien une tendance empiriste, pragmatiste et psychologiste typique des sciences humaines aux États-Unis. Mais n'oublions pas qu'il est anthropologue. En abordant le problème de l'intégration des optiques différentes sur l'homme, il se place du point de vue d'un ethnologue qui se veut sensible aux comportements individuels qui sous-entendent les institutions : il se présente alors comme un théoricien de l'anthropologie psychologique. * ** Les termes « anthropologie «, « ethnologie «, « anthropologie culturelle «, « anthropologie sociale «, etc.... étant souvent pris l'un pour l'autre, et étant d'ailleurs souvent réellement synonymes, il serait impossible de situer l'effort de LINTON sans indiquer au moins schématiquement quelles sont les grandes avenues et les grandes perspectives des sciences dites « anthropologiques «. Il convient d'abord d'éliminer des recherches sociologiques l'anthropologie physique, qui étudie les caractères morphologiques des divers types raciaux, et qui, partant, n'appartient pas aux « sciences morales «, mais à la biologie. Au sens large, 'anthropologie est la science de l'homme et de ses ?uvres - Man and his Works, tel est le titre d'un important ouvrage de M.J. HERSKOVITS -, la science des civilisations. Bien qu'abordant à l'heure actuelle, surtout aux États-Unis, les sociétés modernes, l'anthropologie étudie pourtant d'une façon privilégiée les sociétés primitives. Et ici encore, il conviendrait d'éliminer une discipline voisine, et qui a de nombreux points communs avec elle : l'archéologie. Si cette dernière se préoccupe bien en effet de faits de civilisation, c'est en quelque sorte pour eux-mêmes, et abstraction faite des structures sociales, des touts culturels dont ils font partie. Or, même s'il lui arrive de recourir à l'histoire de sociétés qu'il étudie, l'ethnologue n'éprouve qu'un intérêt très indirect pour les objets ou les oeuvres d'art, vestiges du passé des peuples. On pourrait alors, en suivant un article de Georges BALANDIER 1 distinguer une sorte de gradation entre l'objet de l'ethnographie, de l'ethnologie et de l'anthropologie proprement dite. L'ethnographie est la démarche initiale qui consiste à observer et analyser « sur le terrain « les m?urs et les institutions d'un peuple. Le Manuel d'Ethnographie de Marcel GRIAULE (1957) est un excellent résumé des méthodes maintenant utilisées dans ce travail fondamental. L'ethnologie implique un effort de synthèse, et consiste donc en une reprise systématique des données obtenues, soit pour reconstruire les structures institutionnelles de la société, soit pour retrouver l'histoire de son évolution culturelle, soit encore pour comparer diverses sociétés et diverses cultures en ajustant des connaissances relatives à des groupes voisins. Quant à l'anthropologie au sens strict, elle se présente comme une interprétation théorique des faits de culture, elle tend à transcender la diversité et à rechercher des propriétés générales caractérisant toute vie en groupe. Mais BALANDIER reconnaît lui-même que le mot « anthropologie « recouvre la plupart du temps ces trois « moments « de la recherche. Aussi est-il préférable de dire qu'une fois le travail proprement ethnographique effectué (lui seul apporte les data indispensables), l' « anthropologie « ou l' « ethnologie « rassemble toutes les, démarches interprétatives qui transforment les données brutes en matériel scientifique et en conceptions théoriques. Et c'est précisément en fonction du style de cette interprétation, elle-même dépendante de l'optique et des desseins du chercheur, que se sont distinguées et que se distinguent à l'heure actuelle les diverses écoles. Les premiers ethnologues (MORGAN, FRAZER, TYLOR, RIVERS) se préoccupaient moins de la structure des institutions des peuplades primitives, ou du fonctionnement de leurs cultures, que de retrouver à travers elles un schéma des origines et de l'évolution des civilisations. Leurs conceptions étaient dominées par la notion d'un progrès, d'un développement continu de la barbarie à la civilisation. Ainsi MORGAN distinguait-il dans son Ancient Society (1877) trois périodes principales dans le développement socio-culturel de l'homme : la Sauvagerie, la Barbarie et la Civilisation. La méthode d'investigation que ces ethnologues élaborèrent était étroitement axée sur ce propos, de reconstruire le cours hypothétique d'une telle évolution ; les documents ethnographiques qu'ils utilisaient étaient uniquement des récits de voyageurs. Certes, des divergences théoriques opposent les « évolutionnistes « et les « diffusionnistes « de cette époque : les uns s'attachant davantage au développement unilinéaire d'une peuplade, les autres davantage aux contacts historiques qui permirent la « diffusion « d'un élément culturel d'un groupe à l'autre au cours de l'histoire. Mais le procédé fondamental de ce qui pendant longtemps s'identifia à la démarche ethnologique, est de recourir à une reconstruction historique hypothétique pour expliquer les caractéristiques culturelles et raciales des peuples par leur mouvement, leur mélange, ou la diffusion de leur culture. L'anthropologie moderne s'est constituée en réaction contre ces reconstitutions arbitraires. Abandonnant les sables mouvants de l' « historicisme «, RADCLIFFE-BROWN et MALINOWSKI veulent étudier les sociétés élémentaires comme des touts actuels où il est nécessaire de saisir les relations entre les parties et l'ensemble. RADCLIFFE-BROWN se distingue cependant de MALINOWSKI en deux points. D'abord, il s'intéresse davantage aux structures sociales, entendues comme systèmes d'institutions, qu'aux cultures, entendues comme ensembles de coutumes, modes de vie, etc... Ensuite, il récuse le point de vue psychologique dont au contraire MALINOWSKI fait grand usage pour ce dernier, on ne comprendrait rien aux institutions elles-mêmes, si on ne les référait aux besoins humains qu'elles contribuent à satisfaire plus ou moins directement. C'est pourquoi le « fonctionnalisme « de MALINOWSKI va plus dans le sens des perspectives américaines que celui de RADCLIFFE-BROWN. Si tous deux parlent des faits sociaux en termes de « fonctions « MALINOWSKI accueille d'avance les recherches psychologiques (aussi bien est-il le premier à avoir posé le problème de l'universalité du complexe d'Oedipe), alors que RADCLIFFE-BROWN fait de l'ethnologie une science nettement en dehors de la psychologie et de l'histoire. Les travaux de RADCLIFFE-BROWN 1 ont été à l'origine de l'école anglaise d'anthropologie sociale, dont E. EVANS-PRITCHARD est actuellement un des plus typiques représentants. « Étude des sociétés plus que des cultures «, cette branche de l'ethnologie, écrit ce dernier dans sa Social Anthropology (1951), « étudie le comportement social dans ses formes institutionnalisées, comme la famille, l'organisation politique, les règles juridiques, etc.... et les relations entre de telles institutions «. De leur côté, les travaux de MALINOWSKI 2 sont à l'origine de l'anthropologie culturelle américaine, qui prétend réintroduire directement l'humain dans le social, traiter psychologiquement les faits culturels plus encore que les faits structuraux, et enfin réintroduire le cas échéant des schémas historiques d'une manière il est vrai moins ambitieuse que les historicistes du siècle passé. Les premiers représentants de l'école américaine d'anthropologie culturelle sont F. BOAS, SAPIR, WISSLER, KROEBER, LOWIE et GODENWEISER 3. Se rattachant d'ailleurs autant à Marcel MAUSS qu'au fonctionnalisme, ils s'accordent sur les raisons suivantes d'intégrer le point de vue psychologique en ethnologie. D'abord, la culture est le fondement des structures sociales elles-mêmes ; toute institution se traduit en dernière analyse par un système de comportements s'imposant aux individus, comportements qu'il leur faut apprendre. Si la culture est l'élément appris du comportement humain, il suit évidemment qu'on ne peut faire abstraction de l'individu qui apprend. Ensuite, toute forme d'action,. toute croyance, toute institution a un sens : la culture a une signification pour ceux qui vivent en conformité avec elle. Un objet ne figure dans la vie d'un peuple que s'il est reconnu comme tel : c'est seulement après avoir pris une signification qu'un objet prend vie aux yeux de la culture. Ce qui est vécu et agi par les hommes est essentiel dans l'explication même des faits culturels, qu'on se place, comme BOAS, d'un point de vue plus analytique et historisant, ou, comme MAUSS et KROEBER, d'un point de vue plus fonctionnaliste et synthétique. Nécessité donc d'une approche « compréhensive «, en considérant la culture elle-même comme l'aspect humain du social. Enfin, il serait impossible d'expliquer la relative stabilité culturelle d'un peuple sans faire intervenir les processus d'enculturation individuelle, c'est-à-dire les mécanismes de socialisation. « L'enculturation de l'individu dans les premières années de sa vie, écrira HERSKOVITS, est le principal mécanisme de la stabilité culturelle. « En même temps, les changements culturels proviennent de la manière dont les individus infléchissent les modèles culturels, ou contribuent à en créer de nouveaux. Aussi, la définition de la « culture « évolue chez les « culturalistes « d'une conception objectiviste (la culture comme chose en soi) à une conception de plus en plus subjectiviste (la culture en tant que vécue par les individus). Toutefois, les travaux des auteurs précités n'utilisent pas encore d'une manière systématique l'outil d'analyse que pourrait leur offrir la psychologie scientifique. Ils se contentent d'utiliser les catégories générales de la psychologie académique et parfois de la psychanalyse. Avec Margaret MEAD et Ruth BENEDICT, apparaît pour la première fois, aux alentours de 1930, l'école d'anthropologie psychologique à laquelle se rattache LINTON, qui axe ses recherches autant sur l'analyse de la culture que sur celle de la personnalité. Le couple conceptuel « culture-personnalité « devient le centre même de l'intérêt de l'ethnologue partant à la conquête scientifique d'une civilisation. Nous sommes aux antipodes de l'anthropologie sociale anglaise qui proclame encore avec PRITCHARD que « les tentatives pour construire l'ethnologie sur les fondations de la psychologie reviennent à construire une maison sur des sables mouvants «. * ** Margaret MEAD a profondément marqué le destin de l'anthropologie culturelle. Dès 1929, dans le fameux Coming Age in Samoa 1. elle cherchait à relier certaines caractéristiques psychologiques des individus aux conditions particulières de la culture : les institutions et les m?urs sont telles à Samoa que les jeunes gens et jeunes filles sont à l'abri des troubles qui accompagnent, dans la société américaine, la période d'adolescence ; ils n'ont aucun conflit à résoudre, et il s'agit d'une période sans histoires. Les derniers ouvrages strictement ethnographiques de M. MEAD datent de 1951. Mais l'?uvre fondamentale des premiers travaux sur le thème culture-personnalité est probablement Patterns of Culture, de Ruth BENEDICT, qui parut en 1934 et fut traduite en français sous le titre modifié d'Échantillons ( ?) de civilisation. Ruth BENEDICT considère que chaque culture comporte un type de personnalité approuvée prédominant, qu'il est essentiel à l'ethnologue de découvrir. Ce type approuvé est, selon R. BENEDICT, isomorphe aux caractéristiques psychologiques fondamentales de la culture (ainsi « dyonisien « dans les cultures « dyonisiennes «, « appollonnien « dans les cultures « appollonniennes «), comme si les individus reflétaient le tout de la culture. Pour expliquer la formation de cette individualité-reflet, Ruth BENEDICT imagine que tout individu apporte en naissant des potentialités très diverses, et que le milieu sélectionne certaines d'entre elles, notamment en présentant à l'individu des modèles, des «patrons« (patterns) qu'il doit suivre pour être adapté à la vie du groupe. « Le type culturel de toute civilisation utilise un certain segment du grand arc des buts et motifs humains potentiels, de même que toute culture utilise certains matériaux techniques choisis ou des traits culturels. Le grand arc au long duquel sont répartis les comportements possibles de l'homme est bien trop vaste et plein de contradictions pour qu'une seule culture puisse en utiliser un segment considérable. La première condition est la sélection. Sans sélection, aucune culture ne pourrait même être intelligible, et les buts qu'elle choisit et fait siens sont beaucoup plus importants que le détail particulier de la technologie ou que la formalité du mariage qu'elle choisit aussi d'une façon semblable.« Dans cette citation, on trouve esquissés tous les thèmes typiques de l'optique culture-personnalité : l'apprentissage culturel, l'existence probable d'une personnalité typique, l'intervention de mécanismes sélectifs. C'est en approfondissant ces thèmes qu'apparaissent les positions diverses de WHITING, KARDINER, BATESON, BIDNEY, GORER, pour ne citer que les auteurs principaux, auxquels il faudrait ajouter C. KLUCKHOHN dont les conceptions sont souvent très proches de celles de LINTON. Comment concevoir, d'abord, l'impact de la culture sur la personnalité ? les indications de R. BENEDICT sont de toute évidence trop grossières. Postuler sans plus l'isomorphisme de la culture et de la personnalité est une position simpliste, du point de vue psychologique aussi bien que sociologique. Il faudrait au moins se référer à une théorie permettant de rendre compte des mécanismes psychologiques qui rendent possibles la saisie d'une culture par l'individu. Mais laquelle est la plus profitable à l'anthropologue ? Il est tentant d'utiliser purement et simplement les théories du learning : l'enculturation s'effectuerait alors selon le processus classique de la formation des habitudes, avec renforcement des réponses récompensées, élimination des réponses punies, etc... Dans un livre célèbre, Social Learning and Imitation (1941), MILLER et DOLLARD assimilent la socialisation au conditionnement. Résultat de la collaboration d'un psychologue et d'un anthropologue (on trouvera d'autres exemples encore d'une telle collaboration), ce travail était, à vrai dire, entièrement préformé dans une idée de WATSON : « Donnez-moi une douzaine d'enfants bien portants, et je promets d'en prendre un au hasard et de le dresser à devenir n'importe quel type de spécialiste qu'on voudra, docteur, juriste, artiste, marchand et même mendiant ou voleur, quels qu'aient été ses talents ou ses aptitudes, les vocations ou la race de ses ancêtres. « La même année, WHITING. essaie d'expliquer à l'aide des schémas behavioristes, dans Becoming a Kwoma, comment l'enfant né chez les indiens Kwoma devient progressivement un complexe de comportements appris spécifiquement Kwoma. Dans cette perspective, l'individu est considéré uniquement comme une organisation de comportements matériels et extérieurs appris progressivement par un feu roulant de punitions et de récompenses. Mais justement, dira-t-on, la personnalité ne se ramène pas à des apprentissages moteurs, elle est un système de tensions, d'inhibitions et de pulsions acquises formant une « intériorité «. Il faut expliquer l'intériorisation, l'incorporation de normes et de valeurs culturelles, ce que SHERIF et CANTRIL appellent des « ego-involvements « (Psychology of ego-involvements, 1947). D'où l'appel des anthropologues à la psychanalyse. Les notions d'identification et d'introjection permettent de comprendre comment l'individu devient partiellement conforme à des modèles groupaux. En même temps, la psychanalyse explique comment les contraintes institutionnelles contribuent à former des conduites très différentes des simples habitudes, par suite de mécanismes de défense, de réactions internes aux obstacles, etc... Elle apporte à la psychologie de l'enculturation des conceptions théoriques importantes relatives au rôle de l'imago paternelle ou maternelle, à l'importance des frustrations. Après MALINOWSKY, on découvre la valeur de l'instrument psychanalytique. Cet intérêt des ethnologues pour la psychanalyse s'accompagne en même temps d'efforts réels de la part des psychanalystes pour s' « ouvrir « aux problèmes posés par les diversités culturelles. Non seulement KARDINER, mais encore ERIKSON, Clara THOMSON, SULLIVAN, KAREN HORNEY et surtout FROMM sont les artisans d'une psychanalyse « culturaliste «, comme l'écrit G.S. BLUM faisant le point des Théories psychanalytiques de la personnalité aux États-Unis (tr. fr. 1953). L'universalité de l'Oedipe n'apparaît plus avec la même évidence, on s'aperçoit que les caractères de la période de latence dépendent de facteurs sociaux, les phénomènes névrotiques sont mis en rapport avec « notre temps « et avec les angoisses qui sont occasionnées par les conflits internes à la culture de nos sociétés, etc... 1. On ne s'étonnera donc pas que l'impact de la culture sur la personnalité tende de plus en plus à s'exprimer à travers des concepts, sinon orthodoxes, du moins néo-freudiens plus encore que par des concepts purement behavioristes. C'est ainsi que l'idée qu'on trouve primitivement chez M. MEAD et chez R. BENEDICT d'une personnalité « commune « ou « approuvée « typique d'un groupe, s'enrichit considérablement dès qu'un KARDINER l'interprète à travers les schémas analytiques. Les nombreux travaux qui gravitent autour du problème de l'existence d'un type de personnalité moyen, « modal « dans un groupe donné, sont garants de l'importance qui est accordée par l'anthropologie psychologique à ce problème. D'aucuns parlent du « caractère national «, d'autres -comme KARDINER - de la « personnalité de base «, d'autres enfin plus généralement d'une « personnalité modale «. Mais tous veulent ainsi définir une réalité à la fois individuelle et culturelle, empiriquement observable et logiquement déductible. Ceux qui s'attachent aux traits communs, inférés directement dans une société à l'aide des statistiques, utilisent l'expression « personnalité modale « ; les théoriciens du « caractère national « envisagent ces mêmes traits, mais dans la perspective spécifique d'une société moderne complexe ; quant à la personnalité de base, elle se rapporte dans l'esprit de KARDINER à un noyau complexuel plus profond qui, tout en étant « modal «, plonge dans la vie authentiquement personnelle par le biais des mécanismes psychanalytiques qui l'ont formé. C'est en 1939, dans The Individual and his Society que KARDINER a formulé pour la première fois sa théorie du basic personality type. Il l'a reprise plus tard, avec quelques modifications, dans The Psychological Frontiers of Society (1945). Et il en a donné un résumé schématique dans un article de The Science of Man in the World Crisis édité cette même année par R. LINTON, sous le titre : « The concept of basic personality structure as an operational tool in the social sciences«. Ce titre même indique bien que l'idée de personnalité de base est, dans l'esprit de KARDINER, un concept, un instrument « opérationnel «, de valeur à la fois logique et empirique : logique dans la mesure ou il est normal que des conditions d'environnement identiques produisent dans l'enfance le même type de complexes ; empirique dans la mesure où effectivement de tels complexes « basiques« peuvent être réellement observés. Deux points sont essentiels dans la théorie kardinerienne. En premier lieu, c'est exclusivement dans l'enfance que se forme la P.B. Ainsi, les enquêtes de Cora DU Bois aux Iles d'Alor, rapportées dans l'ouvrage de 1945, attribuent le caractère anxieux, « financier «, instable, des Alorais aux frustrations infantiles, liées elles-mêmes à l'indifférence des mères vis-à-vis de leur progéniture. En second lieu, KARDINER pense que la P.B. est un facteur important d'intégration sociale. D'abord, parce que, véritablement « congénitaux « aux institutions, les traits typiques de la P.B. rendent l'individu réceptif aux normes, aux idéologies du groupe, lui permettent de s'adapter à la culture et d'y trouver un équilibre. Ensuite, parce que la P.B., loin d'être seulement reflet de la culture est en même temps un facteur de l'existence et de la stabilité de la culture. En effet, selon KARDINER, la P.B., en se « projetant « dans les institutions juridiques, religieuses, morales, crée véritablement des éléments fondamentaux de culture. Ainsi, les Dieux alorais sont le résultat d'une « projection « - au sens psychanalytique du terme - de la P.B. : méchants, jaloux, vindicatifs, financièrement exigeants, etc... D'où la fameuse équation kardinerienne, qui fait dériver les « institutions secondaires « des « institutions primaires « (mode d'élevage des enfants) par le biais de la P.B. Les théoriciens du « caractère national «, tel FROMM (Escape from Freedom, 194 1, trad. fr. La Peur de la liberté, 1963 ; Man for himself, 1949) ont en général tendance à se référer moins aux traits acquis dans l'enfance qu'à toutes les caractéristiques de personnalité relativement permanentes parmi les membres adultes d'une société. « Le caractère social, dit-il, signifie le noyau de la structure caractérielle de la plupart des membres d'un groupe, qui s'est développé en tant que résultat des expériences de base et du mode de vie commun à ce groupe. « Mais FROMM insiste lui aussi sur l'aspect positif du caractère de base. Même s'il n'adopte pas la théorie kardinerienne du rapport entre institutions « primaires « et « secondaires «, FROMM ne pense pas moins que le premier critère du C.N. est d'être requis par la société, de telle sorte que les caractéristiques qu'il comporte ont pour nature de mener l'individu à « désirer agir comme il a à agir «. Ainsi, dit FROMM, une société industrielle, avec sa mécanisation et sa bureaucratisation, demande des traits comme la discipline, l'ordre, la ponctualité, etc..., qui deviennent à la fois produits et facteurs de culture 1. Tous ceux qui, à la suite de FROMM, ont étudié le C.N. des sociétés modernes (M. MEAD depuis quelques années, ERIKSON, GORER) s'intéressent moins à l'enculturation en elle-même, comme facteur de C.N., (qu'à la congruence de la personnalité modale avec la société 2. Le C.N. peut en effet cimenter la structure sociale : du point de vue de l'individu, il le pousse à agir juste comme son rôle social lui demande d'agir, - du point de vue social, il intériorise et automatise des obligations institutionnelles. Cependant, la congruence peut être instable, voire engendrer des modifications institutionnelles. Dans le capitalisme, dit FROMM, l'individu doit être plein d'initiative, de critique, mais en devenant plus libre, l'individu est plus isolé, et il recherche une nouvelle sécurité qui le rendra réceptif aux idées totalitaires. Ainsi, l'anthropologie psychologique est parfaitement consciente de la nécessité d'utiliser des concepts nouveaux pour rendre compte à la fois de l'enculturation et du rôle de l'individualité dans le conditionnement à la fois de la stabilité et de la variation culturelle. Peut-être, certes, va-t-on parfois un peu vite : ainsi la célèbre « hypothèse du maillot « de GORER, expliquant le caractère national russe par l'emmaillotement trop serré du bébé, est d'une grande légèreté. Certes, les études empiriques n'ont probablement pas encore suffisamment assis la valeur réelle de l'hypothèse d'une personnalité modale. Aussi bien, comme le pensent LINTON, KLUCKHOHN, DEVEREUX, n'y a-t-il pas une, mais plusieurs personnalités modales dans une société tant soit peu complexe et, dans ces conditions, il conviendrait de parler de « personnalités multimodales « en fonction des variations subculturelles. Malgré tout, ces divers travaux orientent l'anthropologie culturelle vers une vole qui peut être fertile. Bien entendu, jamais l'anthropologie psychologique ne prétend se substituer à l'ethnologie classique. A côté d'elle peut parfaitement exister une anthropologie sociale de type anglais, une anthropologie structurale de type français. Et c'est ce qui se passe en réalité. Son intérêt propre est d'amener le psychologue à chercher les bases psychologiques profondes de la vie sociale et d'orienter l'ethnologue vers une meilleure compréhension du social. Mais a-t-elle actuellement une base conceptuelle suffisamment solide ? C'est pour favoriser un échange de bons services entre psychologue et ethnologue, et pour mettre en conséquence sur pied les bases conceptuelles sérieuses d'une ethno-psychologie, que LINTON a écrit son livre, livre sur les intentions et sur le contenu duquel il est temps de revenir. * ** Comme il a été dit plus haut, LINTON attribue les difficultés qui se sont produites dans la collaboration entre ethnologues et psychologues à 1 absence d'une armature conceptuelle bien définie leur permettant de s'entendre sur l'analyse des problèmes que recouvre leur champ d'étude. Aussi a-t-il d'abord écrit The Cultural Background of Personality afin de mettre sur pieds un langage qui soit intelligible à la fois aux psychologues professionnels et aux anthropologues. En même temps qu'il s'efforce de dégager le point de vue de chaque discipline d'une manière synthétique, en référence à une sorte de dénominateur commun à toutes les écoles, il tente d'en présenter les travaux dans des termes qui soient accessibles à la fois aux uns et aux autres : ainsi, la culture, objet de l'anthropologie, est présentée aux psychologues en termes d'habitudes, et la personnalité, objet de la psychologie, est présentée en termes d'attitudes aux anthropologues. Ce dessein fait évidemment du travail de LINTON quelque chose d'essentiellement théorique, et il a répété lui-même à plusieurs reprises que c'était le premier du genre. On comprend alors que les exemples multiples qui jalonnent l'ouvrage, toujours brefs, ne servent pas à la démonstration, mais à l'illustration. Le lecteur remarquera aisément que la structure même des paragraphes illustre ce propos fondamental : position d'un problème, définition des concepts, exemples. Cette manière de méthode typologique se traduit par la fréquence de la particule « thus « (ainsi, par exemple). Il faut toutefois noter que si, en principe, LINTON s'adresse également aux psychologues et aux ethnologues, c'est surtout aux psychologues qu'il en appelle. Cela provient d'abord du fait qu'anthropologue de formation, il n'a rencontré que tardivement la psychologie : aussi veut-il avant tout utiliser son savoir psychologique pour rénover l'ethnologie traditionnelle. D'autre part, il pense que jusqu'à présent l'armature conceptuelle de la psychologie est loin d'être prête à encadrer adéquatement une interprétation des phénomènes d'interaction psycho-sociale. Aussi met-il volontiers l'accent sur les aspects du concept de culture qui sont généralement négligés par les psychologues, ou encore tente-t-il de poser les problèmes Culturels en termes de conduites individuelles : ce qui, nous l'avons dit, contribue à donner une réelle unité de perspective à son ouvrage. L'effort de conceptualisation qu'a ainsi effectué LINTON est particulièrement intéressant en ce qui concerne la notion même de culture. Les définitions de la culture abondent. Les ethnologues s'accordent généralement pour dire que la culture s'apprend, qu'elle permet à l'homme de s'adapter à son milieu naturel, qu'elle se manifeste dans des institutions, des formes de pensée et des objets matériels. TYLOR la définissait en 1871, dans sa Primitive Society, comme « un tout complexe qui inclut les connaissances, les croyances, l'art, la morale, les lois, les coutumes et toutes les autres dispositions et attitudes acquises par l'homme en tant que membre d'une société « : HERSKOVITS dit plus brièvement, en 1948, dans Man and his Works 1 : « La culture est ce qui dans le milieu est dû à l'homme. « Mais il apparaît immédiatement qu'avec un tel contenu, le concept de « culture « devient singulièrement mou et de peu d'utilité. A quoi peut-il servir, s'il désigne pratiquement tout l'héritage social au sein duquel naît et se développe l'individu ! Or, précisément, LINTON a vu qu'il était absolument nécessaire de donner une consistance à ce concept qui tend à n'en point avoir. Et même si la perspective de sa systématisation est psychologique et réaliste, même si son centre de référence est l'individu qui vit une culture, - du moins cette systématisation a-t-elle l'intérêt de ramener la culture a des faits précis, à savoir des comportements et des résultats de comportement. Dans le chapitre qu'il consacre au concept de culture, trois points au moins doivent retenir l'attention, car c'est la que se trouve son originalité : le rapport qu'il établit entre culture et comportement, l'importance qu'il attribue aux modèles culturels, la distinction qu'il effectue entre « culture réelle « et « culture construite «. Certes, toute culture est une totalité organique, ayant une configuration générale, qui peut être étudiée dans ses éléments et leurs rapports, abstraction faite des êtres humains qui composent le groupe : aussi bien toute culture dépasse ce qu'un individu peut saisir et manipuler, se perpétue malgré la disparition des individus, etc... Mais pratiquement l'ethnologue qui analyse une culture donnée ne trouve qu'une série de réactions, que des conduites, - des gens qui accomplissent des rites, des gens qui raisonnent, etc... C'est pourquoi LINTON se sent autorisé par les ethnologues eux-mêmes à présenter aux psychologues une conception de la culture qui la considère comme une organisation structurée de conduites. La culture existe dans et par le comportement individuel ; concrètement, elle est immanente aux conduites, et c'est par le moyen des réponses acquises, par le moyen de l'éducation au sens large qu'elle peut se perpétuer et demeurer relativement stable. Aussi LINTON insiste-t-il sur l'idée d'acquisition, de « learning«. Dans ses derniers ouvrages, Culture and Mental Disorders et The Tree of Culture, qui sont parus après sa mort, il donne des définitions de la culture qui reprennent cette idée : il la définit ici, « la masse des comportements que les êtres humains de toute société apprennent de leurs ancêtres et transmettent à la génération plus jeune «, et là, « un groupe organisé d'idées et de réponses apprises partagées par les membres d'une société et caractéristiques de cette société «. C'est en effet grâce aux processus de l'apprentissage social, plus précisément au processus d' « enculturation « (absorption de la culture par l'individu), qui met en jeu des individus singuliers, que l'influence, ou plutôt la réalité de la culture, est partout et toujours médiatisée. Si donc la culture se saisit complètement comme forme ou modalité de conduite, le concept qui l'exprime ne peut que provenir du comportement et retourner vers le comportement, il doit avoir un contenu psychologique. C'est en fonction de ce psychologisme qu'il convient de concevoir la notion de modèle culturel. Utilisé pour la première fois d'une façon systématique par Ruth BENEDICT, la notion de « pattern «, de modèle, a en effet une grande importance théorique dans les ouvrages d'anthropologie culturelle. Récemment, dans le manuel de psychologie sociale de Gardner LINDZEY, Clyde KLUCKHOHN (1954) fait consister la culture en un « ensemble de modèles implicites et explicites «. Or, ce qui ressort des analyses de LINTON consacrées aux modèles est bien leur caractère psychologique. De même que la culture s'exprime à travers les conduites, et est donc concrètement conduite, de même les modèles qu'elle propose à l'individu, les « patrons « qui dessinent la silhouette de son comportement désiré, le dépassent tout en n'existant réellement qu'à travers ses manières d'agir et de penser réelles. Le modèle ne saurait être un pur idéal de conduite, car il n'y aurait plus de modèle si aucun des membres du corps social ne le suivait plus. Pourtant, nul n'est esclave d'un modèle quelconque : d'aucuns s'en écartent, voire ne le suivent pas, sans que celui-ci disparaisse pour autant. Le modèle de conduite dans une église est de parler à voix basse : cela veut dire à la fois qu'une règle idéale demande aux fidèles d'être silencieux, et que l'observateur voit effectivement que les fidèles sont silencieux. Cependant, il arrive que des visiteurs s'écartent de la règle, sans qu'on puisse conclure pour autant que le modèle n'existe pas : il faudrait que tout fidèle s'en écarte pour qu'on puisse décréter scientifiquement que le modèle a disparu de la culture. LINTON a parfaitement vu l'ambiguïté du modèle culturel, ambiguïté qu'il attribue à son essence psycho-sociale. Certes, tous les schèmes culturels ne sont pas d'une essence également impérieuse : LINTON distinguait, dans The Study of Man, les « universaux « qui sont communs à tous les membres adultes et sains de la société, les « spécialités «, qui sont propres aux membres de certaines catégories socialement délimitées et reconnues, et enfin les « alternatives «, qui permettent à l'individu, dans certaines situations et par rapport à certaines fins, un certain choix, - car , toute culture comprend un noyau solide, bien intégré et relativement stable, consistant en universaux et en spécialités mutuellement adaptés, et une zone fluide, peu intégrée, constamment changeante, d'alternatives qui entourent ce noyau «. Mais, qu'il s'agisse des premiers ou des seconds éléments de culture, le « modelage « implique une dialectique de l'impératif et de l'effectif, et le modèle est à la fois idéal et réalité. Encore ici, nous nous trouvons aux frontières psychologiques du social, et en admettant, avant KLUCKHOHN, que la culture présente des modèles de et pour le comportement, LINTON est fidèle aux faits eux-mêmes, et conceptualise une réalité dont l'essence est d'être « dans l'entre-deux «. Enfin, on trouve chez LINTON des réflexions originales sur la construction ethnologique. Après avoir recueilli des documents ethnographiques, l'ethnologue est en effet dans l'obligation d'opérer une reconstruction notionnelle de la culture étudiée, par un effort d'interprétation. Mais, qui prouve que l'ethnologue n'est pas dupe de son esprit constructif en systématisant la configuration générale d'une culture à partir d'observations particulières ? Autrement dit, qui autorise l'ethnologue à identifier la construction logique effectuée à partir de la détermination d'un ensemble d'éléments culturels, et cette culture en soi qui est vécue, agie et pensée par les membres du corps social ? Les pages que LINTON a consacrées à ce problème des rapports entre culture réelle et culture construite laissent entendre que si les modèles culturels peuvent bien être considérés dans leur configuration globale en tant qu' « abstraits « généralisés par l'anthropologue pour représenter les régularités distinctives du groupe, cela n'implique pas que la culture ne soit rien d'autre qu'une construction logique de modèles ou de formes. A partir des modèles réels, qui s'inscrivent dans des comportements varies, mais appartenant à une sphère déterminée, il faut certes induire des modèles construits, représentant - selon une définition donnée dans Culture and Mental Disorders - « le mode de l'étendue de variations au point du maximum de fréquence « ; mais il ne faut jamais oublier que seules existent les règles perçues par les individus, vécues en relation avec l'identification d'une situation particulière. Le psychologisme de LINTON entraîne le réalisme qu'il professe sur ce point : il ne légitime l'utilisation des symboles de culture que dans la mesure où ils permettent une certaine prévision, ont un rôle utilitaire, et il n'accorde d'être réel qu'aux modèles intériorisés, incarnés par les individus qui constituent le groupe. Ce réalisme suffit à différencier la position théorique de LINTON vis-à-vis de celle de Lévi-Strauss, par exemple, - qui accorde une première place aux « structures « dans la définition des cultures, et qui se fait des modèles une conception différente de celle qu'on rencontre dans les travaux plus axés sur le psychologique 1. Aussi bien, les trois ordres de considération précédents ne suffiraient-ils point à épuiser la théorie lintonienne de la culture. Ainsi, il n'est pas sans intérêt de noter qu'à l'exemple de HERSKOVITS et de nombreux autres anthropologues américains, LINTON fait dépendre, dans The Cultural Background of Personality, la société elle-même de la culture. Groupe organise d'individus, la société se ramène à l'ensemble des institutions qui règlent les relations des individus entre eux : le système social ne peut être compris et décrit que dans le cadre de la culture entière, de telle sorte qu'il se présente comme une conséquence de cette dernière. « Un système social écrit-il plus tard dans The Tree of Culture, est cette partie d'une culture qui apporte des solutions aux problèmes de la vie en groupe.« Faudrait-il, alors, ramener la société elle-même à une configuration de comportement appris ? On peut lire dans Culture and Mental Disorders : « La structure d'une société est en réalité un aspect de sa culture, consistant en l'ensemble des modèles et des attitudes qui sont imposées aux individus occupant diverses positions. « « C'est le fait de partager des idées, des habitudes, des attitudes, etc..., qui permet à un groupe d'individus de s'organiser et de fonctionner en tant que société... On peut donc dire que le système social d'une société est l'ensemble des éléments culturels qui comportent des modèles guidant les interactions entre individus. « Ces lignes nous paraissent indiquer assez clairement que LINTON fait bien des structures sociales une organisation d'éléments culturels et, partant, les rattache à des conduites à la fois collectives et acquises. * ** La théorie lintonienne de la personnalité répond, de même que la théorie lintonienne de la culture, au but précis que s'est fixé l'auteur au départ. Il s'agit de se représenter comment les modèles culturels peuvent s'inscrire dans la conduite individuelle et donner lieu à ces habitudes dont l'ensemble forme la culture : la nouvelle formulation du contenu et de l'évolution de la personnalité devra donc avoir d'abord comme qualité d'être apte à organiser le matériel psycho-social qui se présente à l'observateur. LINTON prétend montrer aux psychologues qu'à travers la diversité de leurs écoles - behaviorisme, théorie du learning, psychologie des profondeurs - on peut mettre sur pieds un instrument permettant d'exprimer les phénomènes de modelage et d'enculturation. Bien que reprenant un concept traditionnel de la psychologie américaine, il infléchit cependant ses analyses dans une perspective qui lui est propre, en ce sens qu'il ne se demande pas, comme ALLPORT par exemple, qu'est-ce que la personnalité ?, mais : comment faut-il définir la personnalité pour obtenir des concepts rendant compte de l'intériorisation des modèles culturels ? Ainsi s'expliquent certaines « obsessions « lintoniennes : s'il est insisté longuement sur le « besoin de réponses favorables de la part d'autrui ,, cela provient du fait que ce besoin fournit un impact pour exprimer la soumission de l'individu aux voies proposées par la culture ; si la personnalité est analysée en termes de réponses, c'est pour ramener la personnalité, comme la culture, à des conduites, de sorte que l'intégration psycho-culturelle ait un dénominateur commun : la conduite individuelle. Toute la théorie de la personnalité se trouve acculée à une aporie fondamentale, qui est de savoir comment, depuis l'enfance, s'effectuent les successives transformations de la conduite 1. Le processus de transformation lui-même pose deux questions : comment émergent les nouvelles conduites ? pourquoi se fixent-elles ? Or, pour répondre à ces questions, LINTON ne semble pas retenir - malgré son souci éclectique - les schémas psychanalytiques qui invoquent, on le sait, de successives réactions à des obstacles extérieurs, puis intérieurs, des phénomènes d'identification et d'introjection, la formation progressive du surmoi. Il fait seulement intervenir la double action des besoins fondamentaux de l'homme (y compris le besoin de réponses favorables) d'une part, et d'autre part, des modèles de comportement représentant les voies de satisfaction admises, sur une conduite qui consiste strictement en un ensemble de réponses soit établies, soit en cours de formation. Les réponses sont présentées comme émergeant par imitation, essais et erreurs, éducation ; leur fixation est affaire d'inertie. Toutefois, l'introduction du concept dialectique d'attitude donne son sens réel à cette théorie. Enfant chérie de la psychologie sociale américaine, la notion d'attitude peut en effet s'appliquer également aux dispositions des individus pris isolément, et aux modèles sociaux d'influence très générale. La sociologie peut être considérée, d'un certain point de vue, comme l'étude systématique des attitudes collectives, c'est-à-dire des dispositions du groupe à agir et à penser d'une manière déterminée : dans tout groupe en effet, on observe des dispositions collectives s'inscrivant dans des significations et des valeurs, qu'on les appelle « préjugés«, « croyances «, « idéologies «, etc... 2. Dans la perspective psychologique, l'attitude collective se présente comme une disposition individuelle qui pousse le sujet à penser et à agir en fonction de valeurs acquises et partagées. Comme dit Otto KLINEBERG, « la présence d'une attitude prépare l'individu à agir d'une certaine manière, l'oriente vers certaines réponses «. Une attitude d'hostilité envers les Nègres, par exemple, prédispose l'individu à participer à des activités qui expriment cette hostilité, que ce soit simplement la perception et l'enregistrement d'informations défavorables paraissant dans les journaux, l'expression d'arguments anti-nègres, ou la participation effective à quelque acte de violence raciste. «Même lorsque cette personne est engagée dans une activité parfaitement inoffensive et qui ne concerne en rien les Nègres, nous parlons d'elle comme ayant une attitude anti-nègre à cause de la disposition à répondre d'une manière hostile « 3. Mais comment caractériser, dans une théorie de la personnalité, une telle tendance à répondre à des stimuli en vertu de significations partagées ? Reprenant des idées formulées en 1937 par Gordon ALLPORT dans son livre sur la Personnalité, LINTON invoque la perception de l'équivalence des stimuli L'attitude collective se présente, chez l'individu, comme la possibilité acquise de répondre d'une façon permanente et identique à des situations perçues comme équivalentes. « Supposons, disait ALLPORT, la personnalité d'un « super-patriote «. On découvrira vite que pour lui des situations différentes provoquent la même réponse: un drapeau rouge, un livre de MARX, un discours pacifiste induisent chez lui une sorte de rage. L'équivalence de ces stimuli demande qu'on fasse appel à une disposition qui précisément les rend équivalents à une attitude. « LINTON, développant le thème, voit donc dans l'attitude une tendance générale à répondre d'une façon précise à des situations pouvant être en fait très diverses, mais présentant des facteurs communs. Aussi distingue-t-il, à côté des réponses spécifiques, évoquées par un petit nombre de stimuli, les « réponses généralisées «, qui nous font passer du plan des habitudes individuelles aux habitudes sociales, à des « systèmes « qui en viennent à opérer automatiquement et inconsciemment, réalisant ainsi dans le champ social une sorte d'harmonie naturelle entre les divers points de vue des individus. Une fois ces systèmes de réponses généralisées établis, la « production « même de la réponse dépend de la perception d'un simple « schéma «, voire d'un simple élément de l'ensemble. LINTON appelle systèmes valeurs-attitudes ces complexes de réactions généralisées à des schèmes situationnels typiques. Le lecteur notera à ce propos que LINTON utilise très tôt cette notion (dans le cours du troisième chapitre), mais sans la définir, et qu'il ne la définit que dans le chapitre spécialement consacré à la personnalité. C'est qu'en raison de l'aptitude qu'elle présente à rendre compte du champ psycho-social, il en avait besoin avant même d'avoir pu la situer dans le cadre de la théorie de la personnalité. Évidemment, l'intérêt propre du concept de « système valeur-attitude« est son ambivalence. Dans le Gardner LINDZEY, LINKELES et LEVINSON ont reproché à LINTON d'utiliser ce concept « d'une façon confuse, sans distinguer clairement ce qui en lui revient à la personnalité et à la culture «. Or, il n'y a ici aucune confusion : LINTON sait pertinemment que la disposition à valoriser une situation appartient à la fois à la personnalité, qui est le siège de la réponse, et à la société, qui suscite cette réponse. Le système valeur-attitude est culturel et « intérieur « tout à la fois. Il doit être au centre d'une théorie, non seulement de la personnalité, mais d'une théorie de l'idéologie groupale, d'une explication de la formation des superstructures idéologiques. Y a-t-il enfin quelque analogie entre les complexes valeurs-attitudes, les réponses généralisées qui en sont les éléments, et les fameux « systèmes projectifs « invoqués par KARDINER pour expliquer la nature des « institutions secondaires « d'une culture ? LINTON semble effectuer le rapprochement. Veut-il dire par là que par essence toute projection consiste à donner une signification à un donné, et qu'en conséquence elle se ramène à une attitude « valorisante « ? Et certes, lorsque KARDINER dit que l'enfant alorais projette sa méfiance des adultes en imaginant des Dieux frustrants, il s'agit bien d'un élargissement d'une attitude, du transfert d'une signification valorisante. Mais on notera pourtant que KARDINER utilise la notion de projection dans une optique strictement psychanalytique, ce qui n'est pas le cas de LINTON, et qu'au surplus il utilise les systèmes projectifs pour rendre compte, non pas du champ psycho-social en général, mais seulement de l'interaction entre les institutions primaires et les institutions secondaires par le biais de la personnalité infantile. L'optique de LINTON dans The Cultural Background of Personality est donc suffisamment différente de celle de KARDINER dans son premier ouvrage, pour qu'on ne puisse assimiler totalement systèmes valeurs-attitudes lintoniens et systèmes projectifs kardineriens. * ** Ceci nous amène à souligner les divergences assez grandes qui existent entre les thèses lintoniennes et les thèses kardineriennes relativement aux rapports entre culture et personnalité. Ainsi est-il pour le moins remarquable qu'après avoir préface en 1939 The Individual and his Society et lui avoir donne deux études sur les indigènes des îles Marquises et les Tanala de Madagascar, après une participation active, par une monographie sur les Comanches, au deuxième ouvrage de KARDINER, The Psychological Frontiers of Society, paru au début de 1945, LINTON ne fasse, dans The Cultural Background, que de très rapides allusions à la théorie de la « personnalité de base «, pourtant fondamentale. Il est probable que LINTON a tenu à garder ses distances vis-à-vis des conceptions propres de KARDINER. Certes, si LINTON est très méfiant vis-à-vis des théories du « caractère national « dans les sociétés complexes, il considère comme acquis le fait que, dans les sociétés élémentaires, il existe une personnalité de base, ou du moins une personnalité « modale « commune chez tous les participants du groupe. Il écrit, par exemple, dans un texte datant de 1949, présente au séminaire de la Vicking Fund et qui est rapporté par S.S. SARGENT dans le recueil Culture and Personality : « la réalité de différentes personnalités de base dans différentes sociétés semble être fermement établie «. Pourtant, tout en admettant, au contact de KARDINER, le principe théorique de la « personnalité de base «, LINTON reste en même temps très attaché à un ensemble de conceptions personnelles, exposées dès 1936 dans The Study of Man, et qu'on retrouve à peine modifiées dans The Tree of Culture. Il ne faut jamais oublier, expose-t-il dans son plus ancien livre, que jamais un individu ne participe à tous les éléments culturels dont l'ensemble forme la culture du groupe. D'une part, dans les sociétés complexes, la société globale est toujours composée de sous-groupes, ce qui implique, parallèlement, l'existence de subcultures dans le sein de la culture totale. D'autre part, les sociétés primitives elles-mêmes ne laissent pas de comporter des modèles de comportement différents pour les hommes et les femmes, les enfants et les vieillards, etc... Aussi, on peut faire correspondre à la position de l'individu dans la société un ensemble de droits et de devoirs qui forment son statut : ils se traduisent, dans le comportement effectif de l'individu, par le fait de jouer le rôle qu'on attend de lui. LINTON a résumé lui-même les chapitres les plus importants de The Study of Man dans sa préface au premier ouvrage de KARDINER. « Aucun individu n'est familier avec le tout de la culture à laquelle il participe ; encore moins en exprime-t-il tous les modèles dans son propre comportement. En réalité, toute société divise ses membres en une série de catégories et assigne différents secteurs de la culture totale à chaque catégorie. L'éducation des enfants, si tant est qu'elle est consciente de ses buts, est toujours dirigée en vue de les préparer à la place qu'ils occuperont dans la société. La participation de l'individu à la culture est ainsi en premier lieu conditionnée par sa position dans la structure sociale, c'est-à-dire par son statut. Dans toute organisation sociale, chaque statut comporte, associé à lui, une constellation de modèles culturels. Ces modèles sont organisés et ajustés mutuellement de telle sorte que tout individu qui occupe le statut puisse utiliser dans son ensemble la constellation ainsi associée. Les constellations qui appartiennent à différents statuts sont de même ajustées les unes aux autres, ce qui permet à la société elle-même de fonctionner comme un tout. « Et LINTON conclut : « En raison de cette différenciation dans la participation culturelle, c'est une erreur fondamentale de considérer une culture comme le commun dénominateur des activités, idées et attitudes des membres composant la société. De tels communs dénominateurs peuvent être seulement établis pour les individus qui ont un statut particulier en commun. « Or, en résumant ainsi ses propres idées, LINTON voulait précisément indiquer qu'en rencontrant KARDINER après sa nomination à la Columbia University, il possédait une conception fonctionnaliste et topographique de la société qu'il n'entendait point abandonner. C'est en tout cas conformément à cette conception qu'il a à la fois accepté et complété, dans les ouvrages postérieurs à The Study of Man, la théorie kardinerienne de la personnalité de base. KARDINER a surtout demandé à LINTON de le faire bénéficier de son expérience d'anthropologue. « Ma collaboration aux travaux du Dr KARDINER, raconte ce dernier, commença presque par hasard. Quand j'arrivai à New-York, le séminaire du Dr KARDINER fonctionnait déjà depuis quelques années. Pendant ce temps, de nombreuses cultures avaient été analysées à partir de documents ethnographiques. Pour élargir le champ de ces études comparatives, on me demanda de participer à ce séminaire à titre d'informateur, pour apporter mon témoignage sur certaines cultures au sujet desquelles j'avais des renseignements de première main, et pour donner des compléments, si possible en fonction de mes impressions personnelles, et de toutes ces menues anecdotes qui ne sont en général pas consignées dans les documents écrits. « Il est probable qu'en participant à ce séminaire, LINTON se familiarisa avec les techniques psychologiques. Mais, en même temps que KARDINER développait ses propres hypothèses théoriques, LINTON les interprétait nécessairement en fonction de ses conceptions précédentes. C'est pourquoi s'est progressivement développée chez lui, de 1937 à 1945, la théorie originale de la « personnalité de statut «, ou, si l'on veut, de la « personnalité statutaire « (status personality). LINTON envisage des lors la participation culturelle en fonction du statut social de l'individu. La question fondamentale à laquelle il faut répondre, pour comprendre le mécanisme de cette participation, est la suivante : comment la position de l'individu dans l'organisation sociale influence-t-elle ses relations à la culture ? Or, l'idée d'une personnalité statutaire est un instrument particulièrement adéquat pour résoudre le problème ainsi posé. Non, d'ailleurs, qu'elle présente des difficultés fondamentales dont LINTON est parfaitement conscient. En premier lieu, les positions sociales (ou encore, d'un point de vue institutionnel, les statuts) doivent être classés en diverses catégories, chacune d'elles conditionnant à sa manière la personnalité. LINTON distingue mieux en 1949, puis dans The Tree of Culture, ces différentes catégories qu'il ne le fait en 1945 : il sépare nettement dans le texte de la Vicking Fund intitulé Problems of Status Personality, les statuts qui dérivent d'une structure de classe ou de caste d'une part, et d'autre part ceux qui ne comportent aucun facteur de classe ou de caste. Parmi ces derniers figurent les statuts propres aux hommes et aux femmes, les statuts d'âge, etc... Ils ne sont pas à proprement parler sub-culturels, car on ne saurait parler du « groupe « des hommes, ou des femmes, ou des enfants, dans une société. Au contraire, les statuts de caste ou de classe comportent des modèles très différenciés, et c'est ainsi que LINTON (peut-être sous l'influence de FROMM) fait une part importante aux personnalités statutaires liées à la classe (class-linked status personalities). Cette hypothèse d'une « personnalité de classe « rend certainement mieux compte du type de modelage subi par l'individualité dans nos sociétés, que ne le fait celle d'une personnalité basique indifférenciée. Ces sociétés présentant des rapports de production à contenu de classe, il est fatal que l'ensemble des attitudes de chacun soit conditionné au premier chef par l'appartenance à la classe, ce qui est en somme une sorte d'aliénation fondamentale. LINTON retrouve ici, sans s'en douter probablement, le concept marxiste d' « individu de classe « 1, et a le mérite de l'intégrer dans sa théorie générale des personnalités statutaires. Cependant, outre la difficulté de classer les divers types de personnalité statutaire, une autre difficulté se présente des qu'on veut comprendre son mécanisme de formation. Si l'on se réfère au schéma kardinerien, la personnalité de base se forme dans la première enfance. Ne faudrait-il pas, dans ces conditions, admettre que la personnalité statutaire - si elle doit être le pendant méthodologique de la P.B. - se forme également dans l'enfance ? Ici encore, LINTON est plus net en 1949 qu'en 1945. Les expériences infantiles faites par les enfants de classes sociales différentes ne sont pas nécessairement très différentes. Les enfants d'ouvriers ou de paysans, de propriétaires ou de fermiers, d'ingénieurs ou de fonctionnaires, sont l'objet - aux États-Unis du moins - de procédés d'élevages pratiquement identiques. Aussi, la personnalité de classe se construit-elle probablement après l'enfance, sur le tuff d'une personnalité de base commune. Mais, en ce qui concerne les statuts d'homme ou de femme, les statuts d'âge, etc.... qui ne comportent aucun facteur de classe, le problème est différent. LINTON pense que c'est dès la première enfance que garçons et filles sont appelés à apprendre leurs rôles futurs d'hommes ou de femmes, les étapes de cet apprentissage s'inscrivant en eux à la fois sous forme de techniques et de systèmes valeurs-attitudes. Les personnalités statutaires liées à l'âge et au sexe lui paraissent donc plus proches de la structure définie par KARDINER que la personnalité de classe, - qui décidément possède une structure à part. Il ne faut pourtant pas oublier que le statut s'inscrit dans le comportement, suivant l'optique de LINTON, par le biais de la conduite de rôle. Il restera donc toujours que la personnalité statutaire ne saurait obéir, de quelque type qu'elle soit, à la même loi de formation que la P.B. kardinérienne. On a vu que la formation de la P.B. est essentiellement affaire de mécanismes psychanalytiques. Et ceci suscite une troisième aporie, qui est de déterminer l'impact du rôle sur la personnalité. La conduite de rôle est-elle toujours un indice de la personnalité ? Jusqu'à quel point la personnalité s'identifie-t-elle à un ensemble de rôles ? Disons d'abord que LINTON, en accord avec la plupart des psycho-sociologues américains qui utilisent la notion, définit le rôle comme l'aspect «dynamique,) du statut. Il ne s'écarte déjà guère de la définition éclectique qu'en donne S.S. SARGENT dans son manuel de Social Psychology (1951) : « Un rôle est une façon de se conduire socialement, qui apparaît convenable à l'individu placé dans une certaine situation, en fonction des demandes et des attentes des membres du groupe) 1. L'analyse des rôles conduits à distinguer des rôles obligatoires ou facultatifs, permanents ou occasionnels, etc.... bref à souligner la grande diversité des comportements de rôles que doit adopter un même individu. Or, cette diversité, et le fait que de multiples rôles peuvent être accomplis successivement, ne doivent-Ils pas interdire de considérer le role behavior comme un élément fondamental de la personnalité ? LINTON note dans le texte précité : « Il semble qu'un système adéquat de récompenses et de punitions étant donné, tout individu puisse apprendre à jouer n'importe quel rôle, dans la mesure où on lui demande une routine ; nombreux sont ceux qui arrivent à s'ajuster à deux ou trois rôles différents qui paraîtraient convenir respectivement à des personnalités différentes, en allant aisément de l'un à l'autre ; beaucoup d'individus « normaux « paraissent posséder à un haut degré cette aptitude de caméléon. « C'est probablement que le « personnage « n'est pas l'authentique personne et que ce n'est pas nécessairement en «jouant« notre rôle professionnel, notre rôle de père, notre rôle de participant à quelque cérémonie rituelle, que nous nous réalisons vraiment. Autrement dit, nous n'adhérons pas toujours à nos rôles. La psychologie a même établi que certains rôles peuvent être contradictoires avec des tendances fondamentales (Karen HORNEY). Il n'en reste pas moins vrai que certaines catégories de rôles ...