Liberté et volonté
Publié le 25/01/2020
Extrait du document
LA SCIENCE
Un exemple-limite donné par Einstein prouve fort bien l’absurdité de cette prétention : « La connaissance de la vérité comme telle est une chose merveilleuse, mais elle est si peu capable de servir de guide qu’elle ne peut même pas prouver la justification et la valeur de l’aspiration à connaître la vérité. »
Si un élève de votre classe est extrêmement doué en physique, par exemple, s’il apparaît capable, autant qu’on puisse le prévoir, de faire dans très peu d’années des découvertes de premier ordre, ni la science, ni aucun de ses maîtres ne sont pourtant fondés à lui dire : Tu dois continuer tes études, tu dois chercher ! Si cet élève préfère la musique et s’il choisit de s’y consacrer quoiqu’il soit moins doué pour elle, ou bien s’il décide de courir le Tour de France, on pourra sans doute estimer qu’il choisit mal, qu’il sera moins heureux, qu’il ne servira pas la communauté comme il le pourrait, on n’aura pas le droit, au nom de la science, de le mépriser pour cela. La science ne nous dit jamais, au moins directement, ce que nous devons faire : «les énoncés scientifiques de faits et de relations ne peuvent produire de règles morales1 ».
La science ne peut donner, lorsqu’on les lui demande, que des avertissements fondés sur des milliers d’observations et les lois que ces observations ont permis d’établir. « Si tu bois trop d’alcool, tu cours un risque net de cirrhose du foie et de déchéances physiologiques et mentales diverses, tes enfants risquent de souffrir de façon grave», etc. La menace n’est même pas absolue, elle est seulement statistique : si celui qui boit trop meurt d’un accident non causé par l’alcool, sans avoir d’enfant, et avant d’avoir souffert vraiment lui-même
1. Einstein, Conceptions scientifiques, morales et sociales, Flammarion, 1952, pp. 21 et 29.
faites pas les gestes nécessaires, vous coulez ; si vous ne pédalez pas, la bicyclette tombe et vous aussi. Plus vous pédalez au contraire, plus vous êtes stable et plus vous progressez... Il vous faut seulement, en outre, regarder devant vous et bien choisir votre direction. Vous tiendrez.
LA DIRECTION
Car le sens, lui non plus, n’est pas donné a priori, du moins directement. «Avant que vous ne viviez, votre vie n’est rien », dit Sartre. C’est à vous de lui donner un sens ; et la valeur, vos valeurs, ne sont pas autre chose que ce sens que vous choisissez. La partie n’est jamais finie puisque vous continuez à vivre.
On a cru pendant longtemps, et particulièrement aux 18e et 19e siècle, que la science indiquait la voie, qu’elle fondait la morale. Aujourd’hui, le sujet est encore souvent donné au baccalauréat, mais toujours sous forme de problème, car la réponse n’est nullement évidente.
D’abord, ce qui est grave, les applications de la science échappent aussitôt à la science. Chaque nouvelle découverte est utilisable par quiconque et pour quelque but que ce soit : Hitler, naturellement, cherchait à construire le premier la bombe atomique et c’est Einstein lui-même, l’un des hommes les plus pacifiques qui soit, antimilitariste de tempérament comme de conviction1, qui persuada Roosevelt de la construire avant lui pour éviter au monde la menace toute proche, incontestable, d’une domination nazie pour des siècles...
Et surtout, de par sa nature même, la science est impuissante à commander ou à interdire. Elle énonce des lois de fait. Elle parle donc toujours à l’indicatif, nécessairement : Telle cause produit tel résultat à telles conditions de température et
1. «Quiconque trouve du plaisir à marcher en rangs serrés au son de la musique est pour moi, d’emblée, un objet de mépris ; il n’a reçu son cerveau que par mégarde puisque la moelle épinière lui aurait amplement suffi. Cette honte de la civilisation devrait être supprimée aussi vite que possible. Héroïsme sur commande, violence insensée, chauvinisme pénible, comme je les hais ardemment, comme la guerre me paraît basse et méprisable ; je préférerais me laisser couper en morceaux que de participer à des agissements aussi misérables. »
«
maître de soi, est préférable à une grande scène tragi-comique
où l'oh risque fort d'obtenir le contraire de ce qu'on souhaite.
Règle de bon sens sans doute, mais difficile à appliquer,
nous le savons tous.
La raison seule n'arrive pas «à ruser»
comme il faudrait avec nos tendances.
Et la volonté, tout de
suite, passe à leur service : «Moi je veux me fâcher et ne veux
rien entendre'" crie le misanthrope de Molière.
Comment sa
volonté serait-elle plus forte lorsque Philinte essaie de lui
conseiller, pour son bonheur, de renoncer à sa passion pour
Célimène ? Alceste sait parfaitement que Célimène ne lui
apportera jamais ce qu'il lui demande.
«Il est vrai : ma raison me le dit tout le jour.
Mais la raison n'est pas ce qui règle l'amour »
(v.
247-248).
Chacun se persuade si aisément que les circonstances le
contraignent alors qu'il ne fait rien pour modifier les circons
tances.
Lorsqu'Alceste, aidé par l'amour-propre, décidera de
fuir Célimène, il y parviendra tout de suite.
L'EFFORT
La tentation est permanente, même chez les meilleurs, de
renoncer à l'effort ou du moins à l'effort sur soi, le seul
véritable en fait et qui constitue pourtant au même titre que
la raison, conjointement à la raison, la première exigence
d'une vie libre.
Jankélévitch (né en 1903) «Il n'y a pas d'autre recette pour
vouloir vraiment que de vouloir vouloir.
Le courage est la vertu
du commencement; après on dit toujours qu'il est trop tard, et
cela devient de plus en plus vrai.
»
C'est pourquoi la plupart des philosophes, Platon, Aristote,
Descartes, Malebranche, Voltaire, Kant, Maine de Biran,
Bergson, Sartre, Malraux, ont insisté avec une telle vigueur
sur la nécessité du courage, vertu formelle 1 mais préalable à
toutes les autres.
Le péché originel de nos jours, c'est la
veulerie, source de toutes les démissions.
Sartre n'a pas de
1.
Une vertu formelle est une vertu indépendante de la direction qu'on lui fait prendre.
Le courage, par exemple, peut être mis au service de causes opposées, du bien comme du mal.
21.
»
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