L'humanité ne doit-elle parler qu'une seule langue ?
Publié le 01/02/2004
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certain nombre de relations affectives, qui traduisent ses propres expériences.
Les connotations personnelles quej'ajoute plus ou moins consciemment aux mots témoignent à leur façon de mon histoire singulière, en maintiennentles échos dans mon langage.
Sans doute une telle relation n'est-elle pas inconcevable par rapport à une languemondialement pratiquée, mais l'aspect « maternel » de la langue signifie d'abord l'inscription d'un sujet dans uncontexte familial, lui-même situé de manière particulière dans un milieu linguistique, et il semble qu'un telemboîtement serait perdu dès lors que l'humanité ne parlerait plus qu'une seule langue.En troisième lieu, la langue propose à son locuteur des conditions de création.
Relativement aux formes officielles,chacun dispose de variantes possibles, qu'il peut utiliser aussi bien oralement, dans la vie de tous les jours, queprofessionnellement, lorsqu'on a affaire à un travail d'écrivain.
Pour ce dernier, la langue est d'abord un matériau,avec ses formes et ses sonorités spécifiques, et c'est ce matériau qu'il travaille, pour en livrer une version autre,mais néanmoins susceptible de s'inscrire dans la mémoire collective de sa langue nationale, et, par là, d'influencerpeut-être le langage de chacun de ses concitoyens.
[III — Des pertes graves]
L'hypothèse d'une langue unique réduit le langage à sa seule fonction decommunication.
Celle-ci est évidemment fondamentale, mais les linguistesaffirment qu'elle n'est pas la seule fonction du langage : ils en distinguentsept différentes! Sans qu'il soit nécessaire de les passer toutes en revue, onpeut souligner à quel point leur disparition serait grave.Ainsi, la fonction esthétique, celle qui s'attache plus à la forme du messagequ'à son contenu, est étroitement liée à l'histoire et à la créativité de chaquelangue : il n'y a de littérature que relativement à une histoire littéraireparticulière (un écrivain anglais d'aujourd'hui tient compte d'un ensemble detextes antérieurs — par exemple de Shakespeare à Joyce — qui n'est pas lemême que celui par rapport auquel se situe un écrivain français — parexemple de Rabelais à Beckett).La fonction d' « expression de la pensée » — grâce à laquelle le dicible et lepensable s'influencent réciproquement — est à la source des différentes «visions du monde » auxquelles adhère l'humanité.
Lorsque Heidegger affirmepar exemple que pour philosopher, il faut se faire l'oreille grecque, cela indiqueà quel point la langue grecque ancienne suggère avec le monde certainesrelations qui ne sont pas les nôtres.
Passer d'une langue à une autre, c'estdès lors expérimenter une autre manière de saisir le monde, c'est constaterque ma façon habituelle de me situer par rapport au réel n'a rien d'absolument nécessaire, c'est opérer un travail intellectuel me révélant d'autres modes de compréhension ou d'interprétation.
Dece point de vue, il est clair que le recours à une langue unique déterminerait un appauvrissement considérable de lapensée : il n' aboutirait qu'à une authentique « pensée unique ».
[Conclusion]
Souhaiter une langue mondiale, ce serait oublier à quel point la langue met en circulation tout autre chose que de lasimple information.
Ce serait approuver l'uniformisation des cultures et des modes de pensée, la disparition desdifférences internes à l'humanité.
Ce que la lecture pessimiste du mythe de Babel oublie, c'est que les hommes,séparés par des langues différentes, sont invités aussi à multiplier les inventions distinctes en même temps que lesefforts pour se retrouver.
L'humanité n'est pas monolithique, et il n'est pas souhaitable qu'elle le soit un jour (celasignifierait l'instauration d'un totalitarisme absolu, ayant vaincu toute marque de singularité) : c'est précisémentparce que la pluralité des langues peut être pour les besoins de la communication une gêne que l'humanité a pourtâche de trouver des voies pour se rassembler en respectant la multiplicité de ses versions ..
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