L'HOMME UNIDIMENSIONNEL DE MARCUSE: ANALYSE DE LA PREMIÈRE PARTIE: LA SOCIÉTÉ UNIDIMENSIONNELLE
Publié le 03/05/2011
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Marcuse ne prétend pas faire une sociologie impartiale et objective, mais développer une « théorie critique « de la société. Aussi ne cherchera-t-il pas à décrire les rapports sociaux au sein de la société industrielle, mais à montrer que l'organisation sociale existante représente un choix, une possibilité parmi d'autres. Toute société, par la façon dont elle utilise les ressources disponibles, par la façon dont elle essaie d'alléger la lutte pour l'existence, constitue une certaine solution pratique. L'illusion propre à tout état de fait consiste en ce qu'il s'impose comme une nécessité absolue excluant toute autre possibilité. Tous les jugements de valeur de la théorie critique reposent sur le postulat suivant : il y a plusieurs possibilités d'amélioration de l'existence pour une société donnée. La théorie critique se fonde sur des faits objectifs (c'est-à-dire, par exemple, elle ne rejette pas la base technologique de la société), mais elle rappelle que l'histoire est le domaine du possible dans certaines limites (il y a d'autres manières d'utiliser la technologie, de vivre avec elle). « La théorie critique n'accepte pas l'univers donné des faits comme un contexte définitif « (p. 19). Marcuse définit les « possibilités « comme des objectifs pratiques non réalisés q ui « hantent le système social établi sous forme de forces et de tendances subversives « (p. 20).
«
sont ou ne sont pas libres, puisqu'ils se sentent libres et satisfaits ? Pourquoi voudraient-ils se libérer, se révolter,puisque leur mode de vie leur paraît suprêmement rationnel et bien organisé? « Le sujet aliéné est absorbé par sonexistence aliénée.
Il n'y a plus qu'une dimension et elle est partout et sous toutes les formes » (p.
39).L'idéologie qui subsiste est celle de la pensée unidimensionnelle : c'est une pensée satisfaite de la réalité qui rejettetoute autre possibilité de vie.
C'est une pensée qui considère comme absurde et inimaginable une société fondée surde tout autres relations entre les hommes : où par exemple l'argent ne jouerait plus le rôle prépondérant, où lesloisirs ne seraient plus secondaires par rapport au travail, où la misère, même d'une infime minorité, n'existerait plus,etc.
Elle se complaît dans les avantages des nombreux produits qu'offre le marché.
Elle réduit toute chose à sasignification utilitaire, fonctionnelle.
Cette pensée unidimensionnelle ne domine pas seulement le comportementordinaire mais également, comme Marcuse le montre dans la seconde partie de l'ouvrage, la recherche dans lessciences humaines et la philosophie.Enfin le langage joue le rôle d'un nouvel instrument de contrôle.
Dans les pays capitalistes, toute forme de critiqueet d'opposition, surtout aux États-Unis, passe facilement pour du « communisme ».
Dans les pays socialistes, toutepensée qui sort quelque peu de l'orthodoxie du marxisme officiel est accusée d'être révisionniste ou réactionnaire.D'un côté comme de l'autre, la liberté consiste à vivre conformément à l'ordre établi.
• L'enfermement de l'univers politique
Fondant son analyse sur la vie politique américaine, Marcuse relève deux tendances qui à première vue sont pluscaractéristiques des États-Unis que des pays européens.
C'est d'une part l'accord des deux partis politiques rivaux,surtout en matière de politique étrangère; d'autre part l'alliance des intérêts des capitalistes et des syndicats.
Or ilest possible d'entrevoir une évolution semblable sur ces deux points en Allemagne fédérale et en Grande-Bretagne.En France et en Italie, le Parti communiste a renoncé à la prise de pouvoir par la révolution et s'intègre de plus enplus au système.Dans un tel contexte, le passage du capitalisme au socialisme peut-il encore être conçu à partir du schéma marxisteclassique ? Marx voyait une des contradictions fondamentales du capitalisme dans l'antagonisme entre la propriétéprivée des moyens de production et le fait que le travail industriel en lui-même implique la collectivisation.
Pour lui, labase purement technologique demeurerait inchangée après la révolution.
Pour Marcuse, s'il est vrai que l'appareiltechnique est devenu en fait un appareil de contrôle qui détermine les attitudes des hommes, le changementqualitatif implique une critique et une transformation de la technologie elle-même, du moins quant à ses buts.
Lepréjugé selon lequel la technologie est neutre et innocente, qu'elle est un fait inchangeable, voue la lutte politique àla stérilité et à l'immobilisme.
L'affaiblissement de l'opposition, le concours de la classe ouvrière elle-même aumaintien du statu quo sont des résultats de l'industrialisation avancée.
Celle-ci a modifié la situation du travailleur :intégré au niveau même de son travail, il l'est aussi de plus en plus politiquement.
L'automatisation de plus en pluspoussée diminue la part de travail manuel imposée à l'ouvrier.
Celui-ci, devenu conducteur de machine, doit exercerses qualités intellectuelles plutôt que sa force physique.
L'ouvrier moderne se rapproche davantage dans son travailet aussi par sa mentalité de l'employé (dactylo, vendeur) que du prolétaire du XIXe siècle.
D'autre part, dans letravail à la chaîne par exemple, la « force de travail » autonome de l'ouvrier n'est plus isolable, mesurable, ni nonplus analysable en termes d'exploitation, comme le faisait Marx.
« La machine incorpore la force de travail humain »,dit Marcuse.
C'est elle qui détermine la productivité et non le travailleur.
Dépendant de la machine, l'ouvrier l'estaussi de l'organisation rationnelle du travail dans l'usine : intégré à une équipe, il est dépendant de toutel'entreprise.
Il n'est pas étonnant que cette intégration se continue au niveau des aspirations sociales et destendances politiques.
Ainsi l'organisation technologique résorbe la lutte ou l'opposition, d'autant plus vaines que lespatrons traditionnels ont laissé place à des organisateurs (ingénieurs, technocrates), contre lesquels il sembleabsurde de s'insurger puisqu'ils sont apparemment préoccupés seulement d'efficacité et de rationalité.
Il n'y a plusde maîtres ni d'esclaves.
Les administrateurs ne font qu'obéir au système qu'ils administrent pour le plus grand biende la productivité.Comment le cercle vicieux productivité-répression pourrait-il être rompu en dehors de l'éventualité catastrophique,mais qui n'est pourtant pas à exclure, d'une guerre atomique?L'issue pourra venir de l'automatisation complète.
Si l'homme n'était plus lié au processus de production que commerégulateur, surveillant, s'il jouissait d'un temps de loisir suffisant, il pourrait donner des formes entièrement nouvellesà sa vie, aussi bien privée que sociale.
Encore faut-il qu'il soit capable d'imaginer et de vouloir ces formes nouvelles.Car pour le moment la conscience de l'aliénation s'atténue.
Les forces d'intégration l'emportent : la planification del'économie dans les régimes capitalistes eux-mêmes, la sécurité sociale, les nationalisations, développent les «perspectives d'enfermement » de la société dans le cadre établi.
Dans les pays socialistes, la bureaucratie, le Partimaintiennent toujours aussi puissamment le statu quo, excluant toute évolution vers le véritable communisme.
Dansles pays sous-développés, la technologie et le dirigisme économique et social se déploient avec plus de violencemême que dans les sociétés industrialisées, détruisant le plus souvent sans ménagement les valeurs traditionnelles.Plus la société unidimensionnelle procure le bien-être matériel et la tranquillité d'esprit à ses « administrés » (pris encharge par « l'administration totale »), moins ceux-ci sont capables de concevoir une autre image du bonheur etune forme de la liberté différente de la pseudoliberté qui existe de fait.
La société capitaliste libérale aussi bien quela société communiste perçoivent tout changement possible de l'ordre social actuel comme un danger.
Aussi lasociété unidimensionnelle est-elle constamment mobilisée contre l'Ennemi.
L'Ennemi n'est pas seulement à l'extérieur,l'autre système.
Il est à l'intérieur aussi, puisque toute autre possibilité d'existence est l'Ennemi.
L'Ennemi, ditMarcuse, n'est pas le capitalisme ou le socialisme, mais « le spectre de la libération ».La course aux armements et la compétition économique entre l'Est et l'Ouest constituent un état de guerre larvée,qui stimule les deux sociétés à renforcer leurs structures établies.
C'est cet état de guerre permanent qui empêche.
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