«L'homme est une passion inutile» Sartre
Publié le 18/01/2020
Extrait du document
hension de la réalité passe par une convenable
désignation des éléments constitutifs de cette
réalité. Si ce qui se conçoit bien ne s'énonce pas
clairement, c'en est fini de la vérité, de la belle
et univoque adéquation qui nous enchante entre
la pensée que nous avons dans la tête et la réalité
objective à laquelle nous l'appliquons. Le
simple fait de laisser entendre qu'un mot puisse
vouloir dire autre chose que ce qui nous semble
aller de soi nous semble saugrenu, puisque cela
suppose qu'une réalité ne dépende pas d'ellemême
mais de notre façon de la désigner. Ce
serait donner trop d'importance aux mots.
Appelons donc tranquillement chat un chat et
homme un homme! Pourquoi chercher midi à
quatorze heures, surtout en matière humaine, car
enfin : qui mieux que l'homme peut savoir ce
qu'est un homme? D'autant que chacun admet
volontiers que « l'homme est un être qui se
connaît lui-même».
Il n'y a qu'à lire le dictionnaire pour que tout
soit clair: «L'homme est un être doué d'intelligence
et d'un langage articulé, rangé parmi les
mammifères de l'ordre des primates et caractérisé
par un cerveau volumineux, sa station verti-
cale, ses mains préhensibles. » Qu'y a-t-il à discuter?
Le fait qu'on ne nous dise pas que
« l'homme est un être qui a des droits »? Ne
pinaillons pas, s'il vous plaît. L'important loge
dans le bon usage que ces définitions font du
verbe être. Et il y a même un dessin dans la
marge du dictionnaire pour bien montrer ce que
c'est. La règle de l'évidence évidente est respectée;
n'allons pas au-delà.
Et pourtant. Nous sentons bien que notre
esprit renâcle quand on nous traite ingénument
comme n'importe qui. Bien sûr, nous avons des
mains; naturellement, nous avons un cerveau,
de même que l'oiseau a des ailes ou la plante des
feuilles. Mais honnêtement : est-ce que nous
nous reconnaissons vraiment dans la défmition
du dictionnaire?
Il arrive par exemple que nous nous trouvions
trop gros ou trop petits, et d'en être affligés.
Mais « gros » ou « petit » par rapport à quoi?
Par rapport à ce que disent les magazines ou
parce que l'homme est un être qui en soi pèse
soixante-dix kilos quand il mesure cent
soixante-dix centimètres, ni plus ni moins?
Existe-t-il des cailloux nains, ou des noisettes
géantes?
Il arrive aussi que nous tombions malades.
Pourquoi nous sentons-nous un peu humiliés
lorsque nous ne souffrons que d'une grippe simplement
grippe, celle du premier venu, quand
bien même la banalité de notre mal nous rassure
en montrant qu'en l'occurrence nous ne sommes
pas trop différents des autres hommes? Une
simple grippe, lorsqu'elle nous arrive, est priée
d'entraîner quelques (minimes) complications,
une fièvre un peu plus forte que prévu, une allergie,
une bizarrerie, par la vertu desquelles nous
ne puissions être soignés comme n'importe qui,
obtenant au moins une attention supplémentaire
du médecin. Et ce qui, en nous, refuse d'être
examiné comme n'importe qui, c'est justement
notre« humanité». L'humanité, en nous et malgré
nous, s'écrie que : « moi, ce n'est pas
pareil.» Nous n'aimons pas le reconnaître, nous
nous exclamons bien haut que nous ne sommes
en rien exceptionnels, mais nous n'en pensons
pas moins ...
Poussant au bout l'argument, nous pourrions
en tirer le sentiment que les handicapés, les fous,
voire les monstres seraient les plus heureux,
puisque leur humanité se trouve marquée par
une différence très claire. Jadis, on les aurait
montrés sur les estrades des foires. Là, pourtant,
nous protestons. Notre belle hypothèse ne
marche plus. Nous soupçonnons un relent
raciste, une inadmissible exclusion, une humiliation
méprisante. Nous nous mettons à réclamer,
pour eux et pour nous, sous la forme de la
compassion, une « humanité » parfaitement universelle.
Nous refusons à cette occasion la différence
que nous réclamions tout à l'heure.
Alors? Qu'est-ce que c'est que cette« humanité
«
notre souci.
Se soucier de ce qui est constitue
l'existence, incarnée par l'individu confronté à
l'omniprésence du monde.
Or, aucune raison ne
réclamait qu'une telle situation advienne.
Aucun
sens n'est vraiment indiscutable.
Nous devons
donc assumer la contingence et l'absurdité de
nos préoccupations.
Il n'empêche qu'en interro
geant notre condition, nous espérons que ce
n'est pas en vain.
De fait, nous n'existons pas comme un arbre
ou une table qui sont simplement là (et qui sont
utiles lorsque le premier donne du bois ou que la
seconde permet d'écrire), mais nous sommes le
résultat des efforts qui contribuent à définir le
rôle que nous jouons dans le monde.
Nous ne
sommes pas là pour exercer une fonction déter
minée.
Aucun motif ne peut justifier notre situa
tion.
C'est donc souverainement que nous pre
nons l'initiative de lui donner quand même une
valeur.
Nous ne pouvons nous en empêcher.
Il
n'y a d'ailleurs pas d'alternative.
Nous voilà,
non seulement libres, mais condamnés à l'être,
que cela nous plaise ou non.
Nous ne prenons
pas l'initiative d'être : ce serait une action, de
même nature que la création de l'un~vers par un
8.
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