L'expérience de l'oeuvre d'art modifie-t-elle la conscience que nous avons du monde ?
Publié le 27/02/2008
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On dit souvent, en guise de gage de qualité, que tel roman ou tel film nous a permis de nous évader. L’art, par les sentiments qu’il éveille en nous, semble ici modifier notre rapport à la réalité, puisqu’il nous la fait oublier. Pourtant, l’émotion esthétique ne relève pas de la pure distraction ou du simple amusement : l’œuvre d’art fait aussi appel à notre esprit, à notre réflexion. C’est bien là le signe que l’art n’est pas qu’un jeu d’illusionnistes. L’expérience esthétique nous modifie, nous enrichit en nous dévoilant une certaine vérité jusque-là masquée par notre rapport à la réalité quotidienne. D’où le problème : l’art, en tant que production humaine, modifie-t-il réellement la qualité de notre rapport à la réalité concrète ? Autrement dit, permet-il de changer la vie, ou bien est-ce le jugement, l’état d’âme que suscite en nous l’œuvre d’art qui modifie notre manière d’appréhender et de comprendre le monde, l’œuvre d’art devenant dans ce cas inutile et donc sans “ efficacité ” ?
1. Oui, l’art modifie notre rapport à la réalité
2. Non, l’art ne modifie pas notre rapport à la réalité
3. L’art éduque notre jugement et rend possible un nouveau rapport au monde : il nous dévoile une vérité qui n’est pas celle de notre rapport quotidien à la réalité
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D'autre part, Platon reproche aux artistes d'inciter le public à se complaire dans lesémotions sensibles, voire dans la sensiblerie, en provoquant un plaisir qui n'est pas purement intellectuel.
L'artisteest donc un illusionniste qui nous éloigne de la vérité et de la recherche de la vérité : “ tous les poètes […] ne sontque des imitateurs d'images […] ils n'atteignent pas la vérité, et c'est ainsi qu'un peintre […] fera sans rien entendrelui-même à la cordonnerie, un cordonnier qui paraîtra véritable à ceux qui n'y entendent pas plus que lui, et qui enjugent d'après les couleurs et les attitudes ” (Platon, La République, X).
Ainsi, l'art modifie le rapport à la réalitécomprise comme vérité : l'artiste nous détourne du vrai en nous trompant, et nous détourne de la recherche du vraien nous flattant.
TransitionIl apparaît donc que l'art permet un rapport spécifiquement humain à la réalité, parce que ce rapport n'est pas unsimple rapport d'immédiateté instinctive : on n'est plus asservi à la nature, et on produit “ gratuitement ”, c'est-à-dire sans finalité utilitaire liée à la satisfaction des besoins.
Mais en tant que telle la production artistique estnéanmoins matérielle, et dans la mesure où l'œuvre d'art provoque en nous des sentiments, des émotions, l'art resteinscrit dans le sensible toujours mouvant, pluriel, irréductible.
En ce sens l'art modifie notre rapport à la réalitécomprise cette fois comme vérité, donc comme objective, universelle et nécessaire.
Mais l'art peut-il vraimentquelque chose “ contre ” la réalité et la vérité, et ceci du point de vue de l'artiste comme de celui du spectateur ?
2.
Non, l'art ne modifie pas notre rapport à la réalité
A.
L'art, en tant qu'il implique la sublimation, permet à l'artiste de rester en rapport avec la réalité.
Certes, si l'artistecrée une œuvre et invente une réalité imaginaire, on peut voir l'origine de cette création dansun sentimentd'insatisfaction face à la réalité qui l'entoure.
Or s'il crée une sorte de réalité substitutive, plus apteà le satisfaireque la réalité donnée, c'est précisément une manière de ne pas quitter la réalité.
Grâce à l'art, iléchappe à la folie.
C'est en ce sens que Freud établit les limites de la comparaison entre le névropathe et l'artiste :“ à l'inverse du névropathe, l'artiste s'entendait à trouver le chemin du retour et à reprendre pied dans la réalité ”(Freud, Ma vie et la psychanalyse).
Ainsi la création artistique trouve sa source dans la sublimation, c'est-à-diredans la satisfaction substitutive indirecte (sur un autre mode) de désirs inconscients refoulés.
“ Les créations, lesœuvres d'art […] tout comme les rêves ont en commun le caractère d'être un compromis, car elles aussi devaientéviter le conflit à découvert avec les puissances du refoulement ” (ibid.).
La création artistique ne modifie pas notrerapport à la réalité dans la mesure où elle est plutôt un compromis entre le principe de plaisir etle principe de réalité : l'artiste crée pour satisfaire en imagination des désirs inconscients, de sorte qu'il peutéchapper au rapport conflictuel avec la réalité qui s'impose à lui.L'art ne modifie donc pas notre rapport à la réalité en nous faisant croire à une sorte de vérité hallucinatoire : ce quivaut ici pour l'artiste est vrai aussi pour le spectateur.
C'est en cela que Freud distingue les œuvres d'art et lesrêves : “ à l'inverse des productions asociales narcissiques du rêve, les œuvres d'art pouvaient compter sur lasympathie des autres hommes, étant capables d'éveiller et de satisfaire chez eux les mêmes inconscientesaspirations du désir ” (ibid.).
L'art nous permet de maintenir notre rapport à la réalité quotidienne tout ensatisfaisant nos désirs refoulés (le plus souvent d'ordre sexuel) qui, s'ils étaient réalisés tels quels dans la réalité,seraient socialement inacceptables.
B.
L'œuvre d'art, en tant que production “ inutile ”, n'a pas d'efficacité directe sur notre rapport à la réalité.
Cetteforme de complicité entre l'artiste et le spectateur n'est pas une fin consciente de l'artiste : il ne crée pas enfonction des attentes du public, et ne vise pas intentionnellement une modification du comportement et de lapersonnalité des spectateurs.
Au contraire, lorsque l'intention de l'artiste est liée à un but autre que la seule beautédésintéressée, le résultat est généralement inintéressant du point de vue esthétique.
On peut ici se référer à toutesles formes de propagande politique qui ont utilisé les artistes pour transmettre leur “ message ” : l'œuvre d'art, tropexplicite, n'est plus qu'un simple moyen de communication, comparable à un médium publicitaire (cf.les fresques exhortant les hommes à s'engager en tant que SS dans l'Allemagne nazie, ou les statues représentantdes ouvriers valeureux dans l'Union soviétique stalinienne).
La véritable œuvre d'art semble détachée de touteprétention révolutionnaire.
La manière même dont les œuvres d'art nous sont généralement livrées – musées,expositions, opéra… – est précisément destinée à préserver le rapport de simple contemplation respectueuse quenous entretenons avec elles.
Si c'était à l'art de changer notre rapport à la réalité, on aurait vu celle-ci évoluer enfonction de l'histoire de l'art.
Or l'évolution de l'histoire de l'art révèle que c'est bien plutôt la réalité qui modifie l'art: l'art a changé ses motifs et ses thèmes en fonction de l'évolution des préoccupations humaines réelles.
On estainsi passé des thèmes religieux (en peinture et en musique) aux motifs plus humains (des scènes d'intérieurs et dela vie quotidienne), jusqu'à l'abstraction en fonction des différentes aspirations philosophiques, sociales, politiques…
TransitionAinsi, l'art n'est une fuite radicale et définitive dans un monde imaginaire ni pour l'artiste ni pour le spectateur.
S'ilnous permet de supporter notre rapport à la réalité qui nous est imposée par la société, il n'en est pas pour autantla reproduction complaisante.
Cependant, sa finalité affichée ne saurait être de bouleverser la réalité, l'histoire oul'organisation sociale.
L'art ne pourra modifier notre rapport à la réalité que s'il préserve sa spécificité : être “ inutile”.
3.
L'art éduque notre jugement et rend possible un nouveau rapport au monde : il nous dévoile une vérité.
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