L'étoffe du monde : Merleau-Ponty, L’oeil et l'Esprit, Gallimard.
Publié le 19/03/2015
Extrait du document
L'étoffe du monde
Visible et mobile, mon corps est au nombre des choses, il est l'une d'elles, il est
pris dans le tissu du monde et sa cohésion est celle d'une chose. Mais, puisqu'il
voit et se meut, il tient les choses autour de soi, elles sont une annexe ou un prolongement
de lui-même, elles sont incrustées dans sa chair, elles font partie de sa
définition pleine et le monde est fait de l'étoffe même du corps. Ces renversements,
ces antinomies sont diverses manières de dire que la vision est prise ou se fait du
milieu des choses, là où un visible se met à voir, devient visible pour soi et par la
vision de toutes choses, là où persiste, comme l'eau mère dans le cristal, l'indivision
du senti et du sentant.
Merleau-Ponty, L'OEil et l'Esprit, Gallimard.
«
96 L'aventure des sens
pas d'autre instant pareil à celui-là, et le souvenir, plus tard, en
portera le deuil secret.
Tous les sens
témoignent.
La vie respire dans toutes les trans
parences, sensible et forte.
La flamme et le vent, la blessure
froide où la nuit s'installe, la brise lente qui va de la campagne
noire au corps tendu.
L'attention, dit Malebranche, est comme
une prière.
On voudrait remonter à la source des choses, et
retrouver les souvenirs qui s'y cachent.
Dialogue de chair et de
mémoire secrète, de vie sensible et de sourde conscience.
Entre le corps et le milieu qui l'héberge, la perception se
tend et se fige, puis s'ouvre et s'exalte.
Le corps est visible et
voyant tout à la fois, comme dans le premier rêve des objets
familiers, où l'enfant se découvre lui-même par chacune des
sensations que lui livre le monde.
Les échos forment bientôt
souvenir, et la trame du réel mêle aux émotions écloses une
histoire intérieure.
C'est que le milieu de l'homme, comme de
tout être vivant, est d'abord celui qui organise l'ambiance des
choses et des mouvements à partir des besoins et des désirs qui
lui donnent sens et l'orientent.
L'impatience de vivre accueille
les sensations, qu'elle organise et distribue par ses attentes.
La perception s'inscrit au cœur des choses, comme en un
champ magnétique dont se tendent les lignes d'attraction et
de répulsion.
La vie frissonne en son étoffe mouvante, et le
corps s'aventure.
L'expérience de soi s'accomplit dans l'inven
tion d'un monde.
En ce premier stade l'instant répond à l'ins
tinct,
et les repères immédiats fixent le territoire intime de la
conscience.
Mais ces repères déjà portent trace de la mémoire
humaine, et de la culture ainsi léguée silencieusement: dans
cette expérience première, c'est l'humanité qui se répond à
elle-même par l'émotion secrète d'un dialogue sensible.
Une
sorte d'extase matérielle se déploie, que Le Clézio décrit ainsi :
«Les objets épars, immobiles, étaient debout sur eux-mêmes,
comme des flammes ...
Les bruits, les odeurs, les sensations de
distance ou de dureté, la présence, tout cela s'était mêlé à la
vision.
Tout était devenu spectacle étalé, spectacle que je faisais
plus que voir, que j'étais, que j'étais ...
Délicat, ciselé, minu
tieux dans le moindre détail, le miracle se construisait sans
bouger» (L'Extase matérielle, Gallimard).
Merleau-Ponty dit l'étrangeté du monde comme « chair uni
verselle».
On pourrait évoquer la sensation vive d'un vent glacé,
ou d'un soleil démultiplié sur la mer.
Qui ne ressent aussi l'émo
tion esthétique de la mélodie qui porte son écho dans les.
»
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