L'Etat doit-il supprimer les inégalités ?
Publié le 13/10/2009
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L'Etat doit-il supprimer les inégalités ?
Il semble que c’est une chose observable dans la vie quotidienne que les hommes sont inégaux en force et en talents : untel est doué au piano, untel fait 1,80m pour 90kg, untel est un mathématicien de génie, etc. Mais ces inégalités sont naturelles : elles ne relèvent que des talents particuliers du corps et de l’esprit. D’autres inégalités sont sociales : elles concernent la richesse, le niveau d’éducation, le travail, etc., bref la place que l’on occupe dans la société. Or ces inégalités sont tout aussi arbitraires, semble-t-il, que les inégalités naturelles, et même plus parce que c’est la société, et donc une forme humaine, qui en est responsable. L’Etat, en tant qu’institution politique (c’est-à-dire qui concerne le pouvoir appliqué à une collectivité humaine), est une forme moderne de l’autorité politique qui a à charge d’assurer les tâches nécessaires à la vie en collectivité : maintien de l’ordre par la loi, protection des particuliers, services indispensables à la communauté (éducation, transports, culture, aménagement du territoire, etc.). Parmi ces tâches, et afin de les accomplir, l’Etat est chargé de prélever des impôts et de les redistribuer. Ce prélèvement et cette redistribution ne peuvent être légitimés que s’ils sont justes, c’est-à-dire donnent à chacun son dû. Et la justice demande à ce que ceux qui sont défavorisés par la société soient réparés par cette instance qui régule et gère la société : l’Etat. Il semble donc évident que l’Etat doit tendre à supprimer les inégalités de fortune et de condition.
Mais le terme d’inégalité peut recouvrir des réalités très différentes. Toute inégalité sociale n’est pas financière : il peut aussi y avoir des différences de rang, au sein des administrations par exemple. Il semble alors que l’Etat ne peut ni ne doit supprimer les inégalités, car état lui-même une administration, il crée des inégalités et en reproduit d’autres. En outre, toute inégalité n’est pas forcément injuste. Si l’on considère que la justice correspond avant tout à une distribution à chacun de ce qu’il mérite, la justice peut engendrer des inégalités de revenu ou de rang social là où les mérites diffèrent. Enfin, la société, comme on l’a dit, semble engendrer d’elle-même des inégalités dans son développement. Il est tout à fait possible qu’en cherchant à freiner les inégalités, l’Etat entrave le développement autonome de cette société civile.
Le problème à résoudre est donc de savoir si les inégalités sociales sont un des objets spécifiques de l’activité étatique ou si elles ne concernent pas directement son action de gouvernement de la société mais uniquement la société elle-même.
«
livre I du Contrat social : « Dans les faits, les lois sont toujours utiles à ceux qui possèdent et nuisibles à ceux qui n'ont rien : d'où il suit que l'état social n'est avantageux aux hommes qu'autant qu'ils ont tous quelque chose, etqu'aucun d'eux n'a rien de trop.
» Si des individus se retrouvent dénués de tout, ils ne peuvent survivre qu'envendant leur liberté, leur force de travail, à ceux qui possèdent quelque chose.
L'Etat n'a pas réussi alors àmaintenir une société d'hommes libres, et on ne peut dire que les inégalités servent alors l'ensemble de la société.B./ La seule manière pour l'Etat de rester utile à tous et juste semble donc qu'il prenne les inégalités pour objet deson action.
C'est ce qu'affirme J.
Rawls dans le premier chapitre de La Théorie de la justice , lorsqu'il critique ouvertement les positions utilitaristes.
En effet, celles-ci sont correctes lorsqu'elles stipulent que les inégalitésaccroissent les bienfaits produits de la société ; mais ne considérant que l'utilité globale, affectant toute la société,elles risquent toujours de légitimer un accroissement indéfini des inégalités menant à la situation décrite parRousseau, qui ronge définitivement le lien social.
Voilà pourquoi Rawls propose deux principes de justice que doitsatisfaire la constitution de base de tout Etat équitable, c'est-à-dire tout Etat qui pourrait être choisi par desacteurs politiques ignorant leur degré de richesse.
Le premier concerne les libertés fondamentales que tous peuventréclamer : liberté de pensée et d'expression, liberté religieuse, liberté d'entreprendre, liberté de posséderindividuellement ou en commun les objets de son travail, etc.C./ Le second principe de justice se divise en deux et concerne l'égalité et la fraternité ou solidarité entre lesmembres de la société.
D'une part, il faut qu'il existe une égalité des chances dans l'accès aux distinctions – quecelles-ci soient des différences de revenu ou juste de reconnaissance sociale.
Cette égalité des chances assure quequelque soit son origine sociale, on puisse espérer voire son talent et son travail récompenser par une améliorationde ses conditions de vie.
D'autre part, il faut que toute mesure favorisant ceux qui sont déjà favorisés, favorised'autant plus ceux qui sont défavorisés.
Autrement dit, on ne peut accepter que les plus riches soient aidés que siles moins favorisés le sont encore plus.
On assure ainsi une certaine solidarité entre tous les membres de la sociétéen empêchant que les inégalités aillent en s'accroissant.
Si l'on fait par exemple une réduction d'impôt, ce quifavorise toujours les couches les plus aisées de la population puisque ce sont elles qui payent le plus d'impôt, il fauts'assurer que cette réduction soit plus importante, proportionnellement au revenu annuel, pour les plus défavorisés,et non qu'elle se fasse selon la même proportion de revenu pour toutes les couches sociales (car alors les plusfavorisés payeront bien moins d'impôts par rapport aux années précédentes que les défavorisés qui, eux, sentiront àpeine la différence).
Ce second principe de justice devrait, dans une situation idéale où nous aurions à choisir unesociété sans savoir quelle place nous aurions dans cette société, être choisi par tous : en effet il nous assure quedans la situation la pire – où nous nous retrouverions les plus défavorisés – nous pourrions qu'espérer voire nosconditions de vie s'améliorer.
Les inégalités sont donc bien un objet central du travail de l'Etat, et même s'il ne doitpas chercher à les supprimer, il doit tendre à les réduire.
Mais qu'est-ce que l'on cherche alors à supprimer en réduisant les inégalités ? Pourquoi l'Etat chercherait-il à fairetendre les inégalités vers 0 si la société en tire profit, et que donc ces inégalités sont vouées à réapparaître ? III./ L'inégalité n'est rien, l'oppression qu'elle engendre est tout.
A./ Pourquoi l'inégalité n'est-elle pas admissible politiquement ? Comme le dit Rousseau, c'est lorsqu'elle engendre laperte de la liberté que l'inégalité va à la fois contre la justice et contre l'activité politique.
Mais en même temps, unEtat ou une quelconque autre forme de gouvernement ne semble pas pouvoir exercer une autorité sans en mêmetemps établir une administration hiérarchisée, et donc des inégalités.
Ce paradoxe est résumé dan la formule que M.Walzer place en tête de son ouvrage Sphères de justice : « l'égalité est un idéal mûr pour la trahison.
» En effet, quiconque veut se battre pour elle commence par former une organisation, laquelle est dirigée par un chef qui donnedes ordres, et aussitôt l'inégalité réapparait.
Toute action politique, parce qu'elle implique une chaîne de commande,semble empêcher l'égalité parfaite.B./ Mais si l'on se penche concrètement sur ceux qui défendent l'égalité, on se rend compte qu'ils ne se battentrarement pour une égalité parfaite.
« L'usage du concept d'égalité est abolitionniste » selon M.
Walzer : il necherche pas à instaurer un ordre nouveau mais à dénoncer des effets d'oppression.
Ce sont eux qui sontinadmissibles en politique.
Qu'il y ait des riches et des pauvres, des puissants et des faibles, des nobles et desroturiers, soit.
Mais que les riches oppriment les pauvres parce qu'ils sont riches et eux pauvres, c'est précisémentce que dénonçait Rousseau et que cherche à abolir l'usage du terme égalité.
En effet, qu'est-ce que l'oppression ?C'est une forme de domination, c'est-à-dire de coercition, se fondant sur une inégalité et s'accompagnant deviolence.
L'oppression est le fait que des avantages illégitimes fournissent un pouvoir politique.
Le fait qu'il existeune noblesse qui ait des privilèges était un cas d'oppression, et en tant que tel la revendication d'égalité pouvaitexiger sa disparition.
Mais la noblesse qui subsiste aujourd'hui, qui n'est que symbolique, ne conserve aucunavantage d'où elle pourrait tirer un pouvoir politique ; et personne ne songe à demander sa disparition car l'inégalitéentre noble et roturier semble bénigne aujourd'hui puisqu'elle ne s'accompagne pas d'oppression.C./ Ainsi, pour abolir les effets d'oppression des inégalités, il est nécessaire de faire en sorte que les avantages deceux qui sont favorisés par celle-ci ne se fassent pas au désavantage de ceux qui sont défavorisés par elle.
Ainsi,ces avantages ne pourront jamais s'accompagner de pouvoir politique et resteront donc strictement symboliques.Mais pour cela il faut que l'Etat intervienne comme instance de distribution et de régulation de la répartition desbiens dans les différentes « sphères de justice » que sont l'économie, la politique, la culture.
Le rôle de l'Etat n'estpas alors forcément de faire en sorte que les inégalités disparaissent, mais qu'elles cessent d'avoir des effetsnégatifs sur la liberté des agents sociaux.
On peut donc affirmer que l'Etat n'a pas les inégalités directement comme objet, mais n'agit sur ellesqu'accidentellement, lorsqu'elles entravent la liberté des citoyens ou le fonctionnement même du pouvoir politique..
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