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L'esprit de Jean-Jacques Rousseau (Confessions, Livre III)

Publié le 02/04/2011

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Deux choses presque inalliables s'unissent en moi sans que j'en puisse concevoir la manière : un tempérament très ardent, des passions vives, impétueuses, et des idées lentes à naître, embarrassées et qui ne se présentent jamais qu'après coup. On dirait que mon cœur et mon esprit n'appartiennent pas au même individu. Le sentiment, plus prompt que l'éclair, vient remplir mon âme ; mais au lieu de m'éclairer, il me brûle et m'éblouit. Je sens tout et je ne vois rien. Je suis emporté, mais stupide; il faut que je sois de sang-froid pour penser. Ce qu'il y a d'étonnant est que j'ai cependant le tact assez sûr, de la pénétration, de la finesse même, pourvu qu'on m'attende : je fais d'excellents impromptus à loisir, mais sur le temps je n'ai jamais rien fait ni dit qu'il vaille. Je ferais une fort jolie conversation par la poste, comme on dit que les Espagnoles jouent aux échecs. Quand je lus le trait d'un duc de Savoie qui se retourna, faisant route, pour crier : A votre gorge, marchand de Paris, je dis : « Me voilà ! «. Cette lenteur de penser jointe à cette vivacité de sentir, je ne l'ai pas seulement dans la conversation, je l'ai même seul et quand je travaille. Mes idées s'arrangent dans ma tête avec la plus incroyable difficulté; elles y circulent sourdement, elles y fermentent jusqu'à m'émouvoir, m'échauffer, me donner des palpitations; et, au milieu de toute cette émotion, je ne vois rien nettement, je ne saurais écrire un seul mot, il faut que j'attende. Insensiblement ce grand mouvement s'apaise, ce chaos se débrouille, chaque chose vient se mettre à sa place, mais lentement, et après une longue et confuse agitation.

I. Introduction.    Les Confessions, qui ne furent publiées qu'après la mort de Rousseau, (selon M. Emile Henriot, en 1782 et 1789) comprennent deux parties différentes :    • la première comporte les six premiers livres, de la naissance de l'auteur (1712), à son deuxième départ pour Paris (1740);    • la seconde les six derniers, de 1741 (débuts à Paris) à 1765 (départ de l'Ile de Saint-Pierre). Comme le titre l'indique, Rousseau nous y raconte sa vie, d'une lecture attachante, comme celle d'un roman; cette œuvre constitue, avec bs Rêveries et les Dialogues, un document de premier ordre pour connaître avec exactitude, sinon les grands événements de sa vie qu'il a enjolivés ou plus ou moins sciemment antidatés, du moins sa personnalité et ce qu'il a voulu paraître aux yeux de la postérité. Comme Montaigne, dans ses Essais, Rousseau a voulu se peindre d'après nature et dans toute sa vérité, mais il a été plus loin encore que Montaigne, et il a avoué, sans pudeur, les faiblesses et les fautes les plus honteuses.     

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« que les Espagnols jouent aux échecs) et surtout par une anecdote assez plaisante.

On raconte en effet, dans leLivre des Illustres proverbes paru à Paris en 1655, qu'un duc de Savoie, de voyage à Paris, au temps de Henri IV,avait été grossièrement traité par un marchand qui ne le connaissait pas.

Le duc quitta Paris sans lui répondre, etc'est en arrivant seulement à Tarare, près de Lyon, qu'il se souvint de son aventure et s'avisa de la réponse qu'ilaurait dû faire : A votre gorge, marchand de Paris.

Rousseau s'amuse en déclarant, avec une exagération comique:Me voilà ! c'est-à-dire : « J'aurais agi de la même manière ».

Ce ton plaisant, nous le retrouvons dans l'expression :Je fais d'excellents impromptus à loisir, c'est-à-dire d'excellentes improvisations, à condition qu'on m'en donne letemps.

C'est exactement le mot de Mascarille dans les Précieuses Ridicules.

On voit que, si Rousseau pense à sesennemis en composant son portrait, il reste néanmoins d'une humeur 70 assez enjouée dans tout ce passage,comme s'il se plaisait à évoquer avec malice un jugement trop sévère qu'on a jadis porté sur lui et que la suite de savie et ses succès littéraires ont largement démenti.

Ce ton allègre caractérise bien, nous l'avons dit, toute lapremière partie des Confessions. IV.

L'orgueil de Rousseau. Montaigne, en se peignant, avait pris conscience de cette idée que chaque homme porte en lui la forme entière del'humaine condition.

Par là, il se mettait sur le même plan que ses lecteurs et attirait leur sympathie.

Rousseau sepose, au contraire, comme un être exceptionnel et inexplicable.

Tout en prenant conscience de ses limites (il avaitd'abord écrit dans le premier manuscrit : J'ai le tact sûr, qu'il a ensuite corrigé en disant assez sûr), il affirme ques'unissent en lui des choses presque inalliables, sans qu'il en puisse concevoir la manière.

Cette phrase annonce etrésume le développement qui va suivre (On dirait que...

ce qu'il y a d'étonnant...), mais elle exprime surtout sonorgueil, orgueil d'autant plus extraordinaire qu'il n'hésitera pas, par ailleurs, à confesser ses turpitudes.

Par cetorgueil qui l'a poussé à parler si longuement de lui, Rousseau est bien l'ancêtre des romantiques dont les œuvressont plus ou moins, elles aussi, des Confessions. V.

Sa sensibilité. Comme Diderot, qui, sur bien des points, ressemble à Rousseau, Jean-Jacques avait une extrême sensibilité.

C'estcette sensibilité qui nous a valu les pages enflammées et frémissantes de la Nouvelle Héloïse.

C'est également cettesensibilité qui lui a permis d'orchestrer les nouvelles tendances de son siècle et d'opposer à la froide raison desphilosophes les élans de son cœur et de son enthousiasme.

Il est très vrai que, comme Saint-Preux, son héros, il aeu un tempérament très ardent et des passions vives et impétueuses et il a parfaitement analysé ici son étatd'esprit, quand le sentiment, plus prompt que l'éclair, (remarquez la valeur expressive et concrète de l'image) vientremplir son âme, et au lieu de l'éclairer, le brûle et l'éblouit.

Pour rendre sa pensée, Rousseau choisit des mots àsens très fort et il en sera toujours ainsi, quand il cherchera à exprimer ses sentiments et ses sensations; il irad'extases en ravissements. VI.

Sa méthode de travail. On sait que Rousseau surchargeait ses brouillons et ses manuscrits d'innombrables corrections ; c'est bien la preuvequ'il dit vrai dans son second paragraphe où il nous parle de sa méthode de travail.

Il explique un peu plus loin qu'iltourne et retourne longuement ses phrases dans son cerveau avant de les coucher sur le papier.

Loin de vouloirfaire croire à sa facilité, il rappelle qu'il éprouve à ordonner et à transcrire ses idées une incroyable difficulté, et cetaveu nous permet de douter de sa sincérité quand il nous dit au livre VIII des Confessions qu'il a écrit au crayon,sous un chêne, la prosopopée de Fabricius, au moment même où il venait de lire dans le Mercure de France laquestion proposée par l'Académie de Dijon pour le prix de l'année suivante.

Rousseau a eu au contraire, nous l'avonsdit, un idéal d'art ; il a cherché l'expression la plus convenable pour exprimer sa pensée ; il a notamment voulu êtreclair (ce chaos se débrouille) et ordonner ses développements (chaque chose vient se mettre à sa place); et c'estpour réaliser cet idéal d'art qu'il a connu, comme tous les grands écrivains, les affres du style.

Les idées donnaientdes palpitations, c'est-à-dire de violentes émotions, à ce cœur passionné ; mais il savait les maîtriser et lesdiscipliner.

Comme Boileau, que pourtant il n'aimait pas, il remettait son ouvrage vingt fois sur le métier.

Comments'étonner qu'avec son génie, il ait composé des chefs-d'œuvre ?. »

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