Les variations de la conscience morale fournissent-elles un argument contre le caractère absolu du devoir ?
Publié le 26/03/2004
Extrait du document
«
III.
— LES SOLUTIONS.
A.
A cette question ou à cette difficulté on fait parfois des réponses montrant, sans doute, que les variations de la conscience ne nousautorisent pas à conclure au scepticisme moral, mais qui ne suffisent £as pour écarter la difficulté pratique posée par ces variations.
a) Les variations de la conscience morale, dit-on souvent, s'expliquent par l'influence des passions et des intérêts personnels oucollectifs qui donnent un relief particulier aux choses qui nous sont agréables ou avantageuses et nous rendent aveugles à celles quinous sont défavorables.
D n'est pas d'activité mentale qui échappe à cette influence et les faits les plus évidents se tamiseront dedoute dès qu'ils contrediront une tendance bien ancrée.
« Si la géométrie, dit LEIBNIZ (Nouveaux essais sur l'entendement humain), s'opposait autant à nos passions et à nos intérêts présents que la morale, nous ne lacontesterions et violerions guère moins, malgré toutes les démonstrations d'EuclidE etd'ARCHIMÈDE, qu'on traiterait de rêverie et croirait pleines de paralogismes ».
Par suite, cesvariations que nous attribuons à la conscience se ramènent à des changements d'intérêts et depassions.
La conscience, elle, ne varie pas, et il suffit, pour trouver le terrain ferme sur lequelon puisse asseoir le devoir, de faire appel à une conscience dégagée des influences étrangèresqui empêchent son activité normale.
Que, par une sorte d'ascèse intellectuelle et morale, on selibère de l'emprise du sensible, et on jugera comme une conscience pure.Mais cette purification, dont on devine d'ailleurs la difficulté, ne donnerait pas à nos jugementsmoraux la fermeté et l'immutabilité désirées.
Nous l'avons dit, les âmes supérieures qui, dansl'antiquité, sont parvenues à se déprendre des attaches naturelles les plus fortes, n'en ont pasmoins admis des coutumes que réprouve la conscience moderne; de nos jours aussi, il est facilede trouver des esprits généreux et vraiment désintéressés dont les conceptions sociales, enretard sur celles de leur génération, sont une survivance d'une conception de la société quenous jugeons périmée.
C'est que, une fois libérée de l'influence des passions et des intérêts, laconscience reste étroitement tributaire des habitudes de penser résultant de la formationpremière : les traditions passent facilement pour légitimes, sinon pour sacrées.
Aussi pouvons-nous, malgré le désintéressement auquel nous sommes parvenus, avoir un jugement différentde celui que porteront nos enfants ou nos petits-enfants, lorsqu'on se sera familiarisé sous notretoit avec des conceptions jugées révolutionnaires par nos ancêtres.
La conscience pure est doncune chimère : nous ne pensons jamais qu'avec une conscience historique, essentiellementintégrée dans son temps, par suite relative.
Le problème reste donc entier : comment aveccette conscience déterminer le devoir, qui se présente comme absolu ?
b) D'autres pensent pouvoir esquiver l'objection tirée des variations de la conscience morale en faisant observer qu'elle évolue dans lesens du progrès.
Il n'y a donc plus lieu, disent-ils, de se scandaliser des erreurs et des hésitations de la conscience en cours deformation : ne trouve-t-on pas normaux les balbutiements do l'enfant qui apprend à parler? La conscience du primitif n'est qu'un germede conscience dont les aberrations les plus grossières ne sauraient justifier le scepticisme à l'égard de la conscience pleinementdéveloppée.
A ce stade du plein développement nous ne sommes pas encore parvenus, et il est normal que nous tâtonnions encore;mais nous pouvons entrevoir le jour où une conscience dégagée des passions portera des jugements aussi définitifs que la conclusiond'un théorème mathématique.A cette solution on pourrait d'abord objecter que la marche de la conscience vers plus de sûreté est, non un fait indiscutable, mais unehypothèse assez hasardée.
Cette hypothèse serait-elle démontrée, la difficulté avec laquelle nous sommes aux prises ne serait paspour autant levée.
En effet, si la conscience complètement évoluée est totalement soustraite aux variations, c'est avec une conscienceen cours d'évolution et par suite sujette à varier que nous devons diriger notre vie.
Comment, avec une conscience dont lesappréciations diffèrent suivant les époques et les milieux, expliquer le caractère absolu du, devoir ? N'est-ce pas une illusion qui nousle fait paraître absolu ?
B.
Nous devons donc nous rallier à cette solution qui concilie la relativité des jugements de la conscience et le caractère absolu dudevoir : le devoir objectif est relatif; le devoir subjectif est absolu.Le devoir objectif, c'est-à-dire le code des actes mêmes que nous devons accomplir ou éviter, est relatif : il varie suivant lesconsciences.
Sans doute, nous concevons un devoir objectif absolu : celui que déterminerait la conscience idéale dont nous avonsparlé.
Mais ce devoir en soi, que, consciences encore dans l'enfance, nous ne pouvons encore être assurés de connaître, n'est pas undevoir pour nous.
Pour nous, le devoir objectif est constitué par les actes que notre conscience juge bons et obligatoires.Mais le devoir subjectif, c'est-à-dire l'obligation de suivre les injonctions de la conscience, est absolu.
On ne saurait, en effet, trouverun juge ou un guide supérieur à la conscience individuelle : même lorsque nous croyons devoir assurer nos pas en confiant à unepersonne sage la direction de notre marche, c'est notre conscience qui juge de l'opportunité de cette détermination et de la valeur dudirecteur choisi.Il reste donc absolument vrai que la moralité se résume dans la fidélité aux impératifs de la conscience et que le devoir d'obéir à saconscience, quelles que puissent être ses variations, est un devoir absolu.
CONCLUSION.
— Cette réponse ne nous donne peut-être pas une pleine satisfaction.
Nous acceptons malaisément que l'accomplissement d'un acte jugé par nous criminel puisse être absolument obligatoire pour un autre dont la conscience est erronée.C'est sans doute que nous avons trop subi la contagion des utilitaristes', pour qui c'est le résultat qui compte, et non les intentions, ou,pour parler comme KANT, la matière de l'acte moral, et non la forme.
Nous aurions besoin de faire une cure de kantisme pour nousconvaincre, au contraire, que l'essentiel de la modalité est la forme : la valeur morale consiste, non pas à faire ceci ou cela, mais dansune attention suivie à nous conforme dans toutes nos actions à la loi intimée par la conscience morale..
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