IV. Les sciences politiques et l’Etat moderne Les sciences politiques sont par définition modernes. En effet, même si des questions sur l’ordre politique sont traitées par les philosophies antiques, on ne voit émerger une science visant une potentielle application que tardivement. En effet, pour que la question de la politique, c’est-à-dire de ce qui divise les hommes sur la meilleure façon de vivre ensemble, puisse être posée, il faut avant tout s’émanciper de l’idée d’un ordre légitimé par l’entité divine. En France par exemple, une monarchie de droit divin, c’est-à-dire une monarchie dont l’élection divine est la pierre angulaire, laisse peu de place à la remise en question de quelque légitimité. Les sciences politiques telles qu’on les étudie actuellement et l’émergence de l’Etat moderne sont ainsi le fruit d’un processus qui a traversé tous les domaines d’étude : une désolidarisation de la religion. A partir du XVIIIe siècle, on observe l’éclosion de pensées véhiculant diverses exigences : penser par soi-même, ne plus se laisser guider, et prendre le référent conscientiel comme source d’aptitude et d’égalité décisionnelle, en d’autres termes, l’aspiration démocratique apparaît dans le discours. La pensée du XVIIIe force donc un difficile passage du sujet au citoyen, terme qui avait été laissé à l’Antiquité, et qui doit réémerger en prenant d’autres contours. Si la citoyenneté était indissociable de la religiosité en Grèce antique, elle devient un concept lié à un détachement de la croyance, et en un investissement rationnel du vivre ensemble, avec les lumières. Les sciences politiques, désormais, se penchent sur des analyses systématiques ou réformatrices articulées autour de deux entités fondamentales : l’Etat et la société. L’Etat : Weber définit l’Etat comme le monopole de la violence légitime. L’Etat est une institution politique souveraine pouvant prendre les contours de régimes divers, et qui a pour visée de gouverner les rapports inter-humains d’un ensemble social. L’Etat moderne se caractérise par l’idée d’une unité territoriale sur laquelle s’exerce une structure juridico-administrative. La société : Il s’agit d’un ensemble d’individus interdépendants organisé et soumis aux règles d’une institution souveraine. Les structures sociales diffèrent généralement en fonction de l’importance du rôle que tient l’individu par rapport au groupe. On appelle pathologie étatique un dysfonctionnement politique lié à un déséquilibre entre ces deux entités, déséquilibre ne permettant plus d’évolution interactive entre ces deux sphères. Un Etat trop faible ne peut plus garantir son rôle de garant de la sécurité, et un Etat trop fort trouve des formes qui, elles, ont fait l’objet d’analyses philosophiques et politiques précises, se déclinant en quatre types : la tyrannie, le despotisme, la dictature et le totalitarisme, formes sur lesquelles nous reviendrons dans le cadre de ce cours. La question centrale de l’Etat, avant de poser celle, traditionnelle, du meilleur des régimes, est avant tout fondée par le problème de la naturalité ou de l’artificialité de l’Etat. En d’autres termes, l’Etat est-il le cadre naturel de l’épanouissement de la nature humaine, ou est-il, au contraire, une structure construite contre sa nature pour, par exemple, le sauver de lui-même ? I. De l’animal politique aux contractualismes A. « L’homme est par nature un animal politique » La pensée antique, et notamment aristotélicienne, considère un ordre harmonieux, le cosmos, tout être doit vertueusement s’exprimer, c’est-à-dire aller dans le sens de sa finalité. L’homme, en tant qu’il est un être rationnel (un « animal rationnel »), pour vivre une vie digne d’être vécue, doit vivre dans un cadre coïncidant avec sa faculté rationnelle. Pour Artistote, la politique, c’est-à-dire la pratique de l’existence sociale, n’est pas contre-nature. La cité est le cadre naturel de l’homme, d’abord parce qu’il naît naturellement dans un microcosme social appelé famille, miscrocosme lui-même compris dans des ensembles sociaux plus étendus, puis, parce que différemment de l’animal, l’homme a le logos, le discours logique. « L'homme a pour propriété de parler et par la parole d'exprimer ses conceptions; il est donc par nature un animal politique et la cité qui est également naturelle le précède. La cité fait partie des choses naturelles et l'homme est par nature un animal politique et celui qui est hors cité, naturellement bien sur et non par le hasard des circonstances est soit un être dégradé soit un être surhumain, et il est comme celui qui est injurié en ces termes par Homère : sans lignage, sans loi, sans foyer" C'est pourquoi il est évident que l'homme est un animal politique plus que n'importe quelle abeille et que n'importe quel animal grégaire. Car comme nous le disons, la nature ne fait rien en vain; or seul parmi les animaux l'homme a un langage. Le langage existe en vue de manifester l'avantageux et le nuisible et par suite aussi le juste et l'injuste. Il n'y a en effet qu'une chose qui soit propre aux hommes par rapport aux autres animaux: le fait que seuls ils aient la perception du bien, du mal, du juste, de l'injuste et des autres notions de ce genre or avoir de telles notions en commun c'est ce qui fait une famille et une cité. De plus une cité est par nature antérieure à une famille et a chacun de nous. Le tout en effet est nécessairement antérieur a la partie car le corps entier une fois détruit il n'y a plus ni pied ni main, sinon par homonymie comme quand on parle d'une main de pierre, car c'est après la mort qu'une main sera telle. Que donc la cité soit a la fois par nature et antérieure a chacun de ses membres c'est clair. S'il est vrai en effet que chacun pris séparément n'est pas autosuffisant il sera dans la même situation que les autres parties vis a vis du tout alors que celui qui n'est pas capable d'appartenir a une communauté ou qui n'en a pas besoin parce qu'il suffit a lui même n'est en rien une partie d'une cité si bien que c'est soit une bête soit un dieu » ARISTOTE, Les Politiques. Comme la fourmi a sa fourmilière, l’homme a sa cité. Un homme qui vivrait hors de la sphère sociale serait soit une bête soit un dieu ; c’est-à-dire que, dans le premier des cas, il demeurerait étranger aux fins sociales qui permettent le dépassement de la vie purement biologique. L’animal répond uniquement à ses besoins naturels, besoins auxquels il est soumis et auxquels il répond directement, sans distanciation. L’homme, par la coopération et les interactions sociales, s’en afranchit, et le seul besoin auquel la nature de l’homme doit répondre, c’est sa fin : la vie en société. En elle réside la promesse du bonheur (« née du besoin de vivre, la cité existe pour être heureux »). La cité est un rempart à la tyrannie de ce qui a tendance à plonger l’homme dans ce qu’il n’est pas : l’animalité déterminée par le besoin. Dans le second cas, celui du dieu, l’absence de besoin, en d’autres termes l’autosuffisance est ce en quoi réside l’absence de nécessité du lien social. Le lien social est au cœur de la perfectibilité. Le caractère parfait d’un dieu le dispense de ce lien. Le dieu est ce vers quoi doit tendre l’homme en s’appuyant sur le socle des relations intersubjectives. La naturalité de la cité se fonde sur deux raisons : l’homme, contrairement à l’animal, est doté de la parole, et il est, dès la naissance compris dans le cadre de sa finalité : l’ensemble organisé, de prime abord, la famille. En premier lieu, l’homme parle, et cette faculté est l’expression d’une autre aptitude sous-jacente fondamentale : il pense. En effet, penser, c’est être capable de se représenter une chose en présence de laquelle on n’est pas, et à ce titre, l’organisation en est l’exemple le plus probant (organiser, c’est construire un ordre qui n’est pas encore). Des animaux vivent en groupes organisés, mais ils ne sont pas comparables au fonctionnement humain : l’homme a la parole, là où l’animal a la voix. Il faut distinguer le logos du phônê (voix). La voix de l’animal lui permet de s’exprimer sur les choses en présence desquelles il se trouve. S’il se trouve en présence d’une douleur, d’un manque, d’un stimulus, il fait coïncider un son avec son environnement dans le cadre d’une interaction. L’homme lui, peut désolidariser le système langagier de la réalité qu’il vit. Je peux par exemple dire « j’ai mal », alors que je ne souffre de rien. Le logos dépasse donc la seule fonction expressive pour recouvrir celles de la formulation et du jugement. Le logos me permet, par exemple, de me prononcer sur de pures abstractions, telles que les nombres, et à plus forte raison, sur le droit aux dépens du fait : je peux discourir sur ce qui doit être – en présence de quoi je ne suis donc pas – pour y voir superposer le fait – ce qui est. La question de la meilleure façon de se réunir entre pleinement dans le cadre de la nature langagière de l’homme. B. L’artificialité de l’Etat : le contractualisme ï‚· Le pacte hobbesien Les arguments fondant la naturalité de l’Etat, si solides puissent-ils être, ne satisfont pas le constat anthropologique pessimiste soulignant une nature égoïste de l’homme. Le contractualisme est un courant philosophique moderne faisant de l’Etat, non pas une entité dans le prolongement de la nature de l’homme, mais une construction, un artifice contre nature qui se donne en même temps que tout ce qui s’acquiert, comme la morale, la culture, la pudeur, etc. Ce courant vise à fonder l’édification de l’institution étatique à partir d’une hypothèse, une vue de l’esprit, une construction mentale appelée état de nature. Nous insistons bien sur l’idée de construction de l’esprit, parce que l’état de nature, s’il consiste en un point de départ qui pourrait paraître chronologique, n’est pas un espace historique. Thomas Hobbes, notamment, grande figure du courant contractualiste (nous devrions peut-être même dire « pactisant »), imagine, se représente un monde sans règles, sans lois, sans institutions, sans justice, sans souveraineté, pour examiner ce qui a pu être à l’origine d’une aspiration politique. L’état de nature hobbesien (le « e » est minuscule puisqu’on réserve le « E » à l’institution d’Etat) se dessine dans une absence de relation humaine réglée, dans « la guerre de tous contre tous », où « l’homme est un loup pour l’homme » (« homo omini lupus », formule présente dans le De Cive de Hobbes – 1642). L’homme y est infiniment libre et infiniment l’égal des autres. Infiniment libre parce qu’il n’est guidé que par ses désirs sans les trouver confrontés à quelque interdiction. Infiniment égal parce la mort guète tout le monde, indistinctement, et le faible compensera sa faiblesse par la ruse (par exemple, le fort a aussi besoin de dormir, ce qui le rend vulnérable). Le meurtre n’existe pas, parce que pour être considéré comme tel, il faudrait pouvoir porter un jugement sur l’acte de tuer. Ainsi, mon désir de m’enrichir de la possession de l’autre, par exemple, peut déboucher sur la mort de l’autre, rien ne m’en empêche, et aucun concept n’existe pour permettre un jugement sur le bien fondé ou le caractère condamnable de mon acte. Ainsi Hobbes décrit-il l’Etat de nature dans le Léviathan (1651) : “Tout ce qui résulte d’un temps de guerre, où tout homme est l’ennemi de tout homme, résulte aussi d’un temps où les hommes vivent sans autre sécurité que celle que leur propre force et leur propre capacité d’invention leur donneront. Dans un tel état, il n’y a aucune place pour un activité laborieuse, parce que son fruit est incertain; et par conséquent aucune culture de la terre, aucune navigation, aucun usage de marchandises importées par mer, aucune construction convenable, aucun engin pour déplacer ou soulever des choses telles qu’elles requièrent beaucoup de force; aucune connaissance de la surface de la terre, aucune mesure du temps; pas d’arts, pas de lettres, pas de société, et, ce qui le pire de tout, la crainte permanente, et le danger de mort violente; et la vie de l’homme est solitaire, indigente, dégoûtante, animale et brève” Léviathan, Chap. XIII. Cependant, dans ce cadre, une nécessité émerge irrésistiblement : tous les hommes réalisent qu’ils ont tous, en eux, un désir commun et très supérieur à tous les autres : le conatus, c’est-à-dire le désir de persister dans l’existence. C’est donc une exigence d’ordre sécuritaire qui est, selon Hobbes, à l’origine de la fondation de l’Etat : mon désir de rester en vie, de persister dans l’être, me poussera à préférer me départir de ma liberté naturelle, liberté que j’octroierai à un tiers, en échange de la sécurité : ce tiers, le monarque, fort d’un pouvoir illimité, me protégera en échange de ma totale subordination. L’Etat est né, et pour Hobbes, c’est une monarchie absolue. L’Etat est donc le fruit d’un pacte entre les hommes. Le conatus Le conatus est un concept central dans la philosophie de Baruch Spinoza, concept qu’il développe dans son Ethique (1677). Il le définit comme un effort que tout être applique nécessairement pour persévérer dans son existence : « chaque chose, autant qu’il en est, s’efforce de persévérer dans son être » (Ethique III, Prop. VI). Ce désir premier, cet « effort » est donc le fondement existentiel de tout étant. Si on s’en tient au vivant, ce fondement se nomme appétit s’il a un rapport à l’âme et au corps. Tout élément qui nourrit le conatus procure de la joie, et celui qui le réduit, de la tristesse. Sous la plume de Thomas Hobbes, le concept de conatus prend une dimension dynamique qui peut être assimilée à l’instinct de conservation. Ainsi définit-il cet effort premier dans le Léviathan : « je mets au premier rang, à titre d'inclination générale de toute l'humanité, un désir perpétuel et sans trêve d'acquérir pouvoir après pouvoir, désir qui ne cesse qu'à la mort. » En quoi consiste les modalités de ce pacte ? Le Léviathan, monstre biblique, est l’incarnation de ce pouvoir illimité en lequel chacun reconnaît la concession de sa propre liberté d’agir et donc de nuire. Dans le cadre du contractualisme hobbesien, l’homme, quand il quitte l’état de nature pour l’Etat politique, devient un sujet (et non un citoyen), c’est-à-dire un être ayant abandonné le gouvernement de lui-même par lui-même qui accepte et reconnaît que ce gouvernement de lui-même soit désormais le fait d’un autre. Ainsi Hobbes définit-il la réponse à l’exigence sécuritaire s’incarnant dans le pacte social : « Le seul moyen d’établir pareille puissance commune, capable de défendre les humains contre les invasions des étrangers et les préjudices commis aux uns par les autres et, ainsi, les protéger de telle sorte que, par leur industrie propre et les fruits de la terre, ils puissent se suffire à eux- mêmes et vivre satisfaits, est de rassembler toute leur puissance et toute leur force sur un homme ou sur une assemblée d’hommes qui peut, à la majorité des voix, ramener toutes leurs volontés à une seule volonté ; ce qui revient à dire : désigner un homme, ou une assemblée d’hommes, pour porter leur personne ; et chacun fait sienne et reconnaît être lui-même l’auteur de toute action accomplie ou causée par celui qui porte leur personne, et relevant de ces choses qui concernent la paix commune et la sécurité ; par là même, tous et chacun d’eux soumettent leurs volontés à sa volonté, et leurs jugements à son jugement. C’est plus que le consentement ou la concorde ; il s’agit d’une unité réelle de tous en une seule et même personne, faite par convention de chacun avec chacun, de telle manière que c’est comme si chaque individu devait dire à tout individu : j’autorise cet homme ou cette assemblée d’hommes, et je lui abandonne mon droit de me gouverner moi-même, à cette condition que tu lui abandonnes ton droit et autorises toutes ses actions de la même manière. Cela fait, la multitude ainsi unie en une personne une, est appelée un ÉTAT, en latin CIVITAS. (…) En effet, en vertu du pouvoir conféré par chaque individu dans l’État, il dispose de tant de puissance et de force assemblées en lui que, par la terreur qu’elles inspirent, il peut conformer la volonté de tous en vue de la paix à l’intérieur et de l’entraide face aux ennemis de l’étranger. En lui réside l’essence de l’État qui est (pour le définir) une personne une dont les actions ont pour auteur, à la suite de conventions mutuelles passées entre eux-mêmes, chacun des membres d’une grande multitude, afin que celui qui est cette personne puisse utiliser la force et les moyens de tous comme il l’estimera convenir à leur paix et à leur défense commune. Celui qui est dépositaire de cette personne est appelé SOUVERAIN et l’on dit qu’il a la puissance souveraine ; en dehors de lui, tout un chacun est son SUJET. » Léviathan, Chap. XVII. On peut ainsi résumer les caractéristiques de l’état de nature et de l’Etat politique : état de nature Etat/institution Liberté absolue (absence de règle) Soumission et abstraction à la condition libre (je deviens le sujet du monarque) Egalité absolue (face à la mort sachant que je peux palier à ma faiblesse physique par la ruse) Totale inégalité puisque je suis très inférieur au monarque. Il y a un homme au dessus de tous : le Léviathan. Le Léviathan Quelle est cette créature, dans l’histoire traditionnelle, à laquelle Hobbes fait référence ? Le Léviathan est un monstre marin qui trouve ses origines dans la mythologie phénicienne, mais dont les contours les plus connus sont ceux décrits par la tradition biblique (psaumes, livre d’Isaïe, livre de Job). Il s’agit d’un monstre vivant sous les eaux, une puissance illimitée tapie dans l’opacité marine, à l’image du pouvoir absolu monarchique qui s’étend de façon omniprésente et omnipotente sur tous les gouvernés. Dans la littérature apocalyptique juive, la chair de ce monstre doit être servie aux justes lors des banquets messianiques. Le contractualisme hobbesien s’impose comme une pensée fondamentale du système monarchique absolu, mais tout contractualisme ne constitue pas les bases de l’absolutisme. Ainsi, les deux autres grandes figures du contractualisme, John Locke et Jean-Jacques Rousseau, s’imposent-ils en tant que penseur du libéralisme, pour le premier, ou de la tendance démocratique, pour le second. ï‚· L’Etat de société lockien Les théories hobbesienne et lockienne présentent deux différences fondamentales : si toutes deux s’inscrivent dans l’idée contractualiste d’un Etat artificiel, contrairement à l’état de nature de Hobbes (représentation d’un monde sans Etat, sans lois, sans règles), l’état de nature de John Locke n’est pas le théâtre d’une guerre de tous contre tous, mais bien plutôt le lieu où les hommes vivent en harmonie avec leur liberté : l’homme y a le pouvoir d’assurer sa propre conservation, celui de punir quiconque y porterait atteinte, et de jouir d’une propriété privée sur ce qui lui permet l’assurance de sa conservation. Dans son Second traité de gouvernement civil (1690), John Locke présente son état de nature comme un état de pleine jouissance d’une souveraineté naturelle, où chaque homme est roi puisqu’il se gouverne lui-même. L’homme ne quitte donc pas l’état de nature pour l’Etat politique à cause d’un état de guerre perpétuelle, mais à cause de la crainte de voir sa liberté naturelle et le droit naturel qu’il a &a...