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les origines de la philosophie sur le monde

Publié le 12/01/2023

Extrait du document

« Les origines de la philosophie VERNANT, Jean-Pierre.

Les origines de la philosophie.

In: Philosophie, science et société [en ligne].

2018.

Disponible à l'adresse : https://philosciences.com/ philosophie-generale/la-philosophie-et-sa-critique/297-origine-philosophie. Conférence donnée au Club Philo de Sèvres-Ville d'Avray le 4 novembre 2003 Texte intégral : Une forme de rationalité Question d'identité, question d'origine, liées l'une à l'autre, inséparables -, même si en trop bonne, en trop simple logique, la seconde semble supposer déjà résolue la première.

On dira : pour établir la date et le lieu de naissance de la philosophie, encore faut-il connaître qui elle est, posséder sa définition afin de la distinguer des formes de pensée non philosophiques.

Mais, à l'inverse, qui ne voit qu'on ne saurait définir la philosophie dans l'abstrait comme si elle était une essence éternelle ? Pour savoir ce qu'elle est, il faut examiner les conditions de sa venue au monde, suivre le mouvement par lequel elle s'est historiquement constituée, lorsque dans l'horizon de la culture grecque, posant des problèmes neufs et élaborant les outils mentaux qu'exigeait leur solution, elle a ouvert un domaine de réflexion, tracé un espace de savoir qui n'existaient pas auparavant, où elle s'est elle-même établie pour en explorer systématiquement les dimensions. C'est à travers l'élaboration d'une forme de rationalité et d'un type de discours jusqu'alors inconnus que la pratique philosophique et le personnage du philosophe émergent, acquièrent leur statut propre, se démarquent, sur les plans social et intellectuel, des activités de métier comme des fonctions politiques ou religieuses en place dans la cité, inaugurant une tradition intellectuelle originale qui, en dépit de toutes les transformations qu'elle a connues, n'a jamais cessé de s'enraciner dans ses origines. Une cité : Milet Tout a commencé au début du VIe siècle avant notre ère, dans la cité grecque de Milet, sur la côte d'Asie Mineure où les Ioniens avaient établi des colonies riches et prospères.

En l'espace de cinquante ans, trois hommes : Thalès, Anaximandre, Anaximène, se succèdent, dont les recherches sont assez proches par la nature des problèmes abordés et par l'orientation d'esprit, pour que, dès l'Antiquité, on les ait considérés comme formant une seule et même école.

Quant aux historiens modernes, certains ont cru reconnaître, dans la floraison de cette école, le coup de tonnerre annonciateur du « miracle grec». Dans l’œuvre des trois Milésiens, la Raison se serait tout à coup incarnée. Descendant du ciel sur la terre, elle aurait, pour la première fois, à Milet, fait irruption sur la scène de l'histoire ; et sa lumière, désormais révélée, comme si les écailles étaient enfin tombées des yeux d'une humanité aveugle, n'aurait plus cessé d'éclairer les progrès de la connaissance.

« Les philosophes ioniens, écrit ainsi John Burnet, ont ouvert la voie que la science, depuis, n'a plus eu qu'à suivre » (J.

Burnet, Early Greek Philosophy, 3e éd., Londres.

1920, p.V, traduction : L’aurore de la philosophie grecque, 1919). Qu'en est-il en réalité ? Les Milésiens sont-ils déjà, dans le plein sens du terme, des philosophes ? Dans quelle mesure leurs ouvrages - que nous ne connaissons d'ailleurs, dans le meilleur des cas, que par de très rares fragments - marquent-ils, par rapport au passé, une coupure décisive ? En quel sens les innovations qu'ils apportent justifient-elles qu'on inscrive à leur crédit l'avènement de ce nouveau mode de réflexion et de recherche que nous appelons « philosopher » ? À ces questions, il n'est pas de réponses simples.

Mais c'est précisément en affrontant cette complexité, en la prenant en charge, qu'on peut espérer mettre en place les divers aspects du problème des origines de la philosophie. Les Milésiens devanciers des philosophes Et d'abord, un point de vocabulaire.

Au VIe siècle, les mots « philosophe », « philosophie » n'existent pas encore.

Le premier emploi attesté de philosophos figurerait dans un fragment qu'on attribue à Héraclite, au début du Ve siècle.

En fait, c'est seulement avec Platon et Aristote que ces termes acquièrent droit de cité en prenant une valeur précise, technique, et à certains égards polémique. S'affirmer « philosophe », c'est, autant et plus encore que se rattacher à ses devanciers, prendre ses distances à leur égard: c'est ne pas être, comme les Milésiens, un "physicien", se limitant à une enquête sur la nature (historia peri phuseôs), n'être pas non plus un de ces hommes qu'aux VIe et Ve siècles encore on désigne du nom de sophos, « sage », comme les Sept Sages, au rang desquels figure Thalès, ou sophistès, « habile en savoir », à la façon de ces experts dans l'art de la parole, ces maîtres en persuasion, à compétence prétendument universelle, qui s'illustreront au cours du Ve siècle, et dont Platon fera, pour mieux établir par contraste le statut de sa discipline, le repoussoir du philosophe authentique. Phusiologos, sophos, sophistès, voire, si l'on s'en tient à certains propos de Platon (Cf.

Platon, Le Sophiste, 242 cd), muthologos, « raconteur de fables, d'histoires de bonnes femmes » - autant dire qu'aux yeux de la philosophie constituée, établie, institutionnalisée par la fondation d'écoles, comme l'Académie et le Lycée, où l'on enseigne à devenir philosophe, le sage Thalès, en faisant démarrer les recherches des Milésiens, n'a pas pour autant franchi le seuil de la nouvelle demeure.

Mais, si résolue que soit l'affirmation de la différence, elle n'exclut pas la conscience de la filiation.

Parlant des « anciens » penseurs, ceux d'« autrefois », dont il récuse le « matérialisme », Aristote observe que Thalès est à juste titre considéré comme « l'initiateur de ce type de philosophie » (Aristote, Métaphysique, 983 b20). Hésitations dans le vocabulaire qui les désigne, incertitudes à leur égard des grands philosophes grecs classiques : le statut des Milésiens ne va pas sans faire problème. Un changement de culture Pour évaluer exactement leur apport aux origines de la philosophie, il faut commencer par les situer dans le cadre de la culture grecque archaïque.

Il s'agit d'une civilisation fondamentalement orale.

L'éducation y repose non sur la lecture de textes écrits, mais sur l'écoute de chants poétiques transmis, avec leur accompagnement musical, de génération en génération.

L'ensemble du savoir est ainsi stocké dans de vastes compositions épiques, des récits légendaires qui font office, pour le groupe, de mémoire collective et d'encyclopédie des connaissances communes. C’est dans ces chants que se trouve consigné tout ce qu'un Grec doit savoir sur l'homme et son passé - les exploits des héros d'antan -, sur les dieux, leurs familles, leurs généalogies, sur le monde, sa figure et ses origines.

À cet égard, l'oeuvre des Milésiens représente bien une innovation radicale : ni chanteurs, ni poètes, ni conteurs, ils s'expriment en prose, dans des textes écrits, qui ne visent pas à dérouler, dans la ligne de la tradition, le fil d'un récit, mais à exposer, concernant certains phénomènes naturels et l'organisation du cosmos, une théorie explicative. De l'oral à l'écrit, du chant poétique à la prose, de la narration à l'explication, le changement de registre répond à un type d'enquête entièrement neuf ; neuf par l'objet qu'elle désigne : la nature, phusis ; neuf par la forme de pensée qui s'y manifeste et qui est toute positive. Certes, les anciens mythes, spécialement la Théogonie d'Hésiode, racontaient eux aussi la façon dont le monde avait émergé du chaos, dont ses diverses parties s'étaient différenciées, son architecture d'ensemble constituée et établie.

Mais le processus de genèse, dans ces récits, revêt la forme d'un tableau généalogique ; il se déroule suivant l'ordre de filiation entre dieux, au rythme des naissances successives, des mariages, des intrigues mêlant et opposant des êtres divins de générations différentes.

La déesse Gaia (Terre) engendre à partir d'elle-même Ouranos (Ciel) et Pontos (Flot salé) ; accouplée à Ouranos qu'elle vient de créer, elle enfante les Titans, premiers maîtres du ciel, révoltés contre leur père et que leurs enfants, les Olympiens, vont combattre et renverser à leur tour pour confier au plus jeune d'entre eux, Zeus, le soin d’imposer au cosmos, en tant que nouveau souverain, un ordre enfin définitif. Rien ne subsiste chez les Milésiens de cette imagerie dramatique et sa disparition marque l'avènement d'un autre mode d'intelligibilité.

Rendre raison d'un phénomène ne peut plus consister à nommer son père et sa mère, à établir sa filiation.

Si les réalités naturelles présentent un ordre régulier, ce ne peut être parce qu'un dieu souverain, un beau jour, au terme de ses combats, l'a imposé aux autres divinités à la façon d'un monarque répartissant dans son royaume les charges, les fonctions, les domaines. Un ordre du monde intelligible Pour être intelligible, l'ordre doit être pensé comme une loi immanente à la nature et présidant, dès l'origine, à son aménagement.

Le mythe disait la genèse du monde en chantant la gloire du prince dont le règne fonde et maintient, entre puissances sacrées, un ordre hiérarchique.

Les Milésiens recherchent, derrière le flux apparent des choses, les principes permanents sur lesquels repose le juste équilibre des divers éléments dont l'univers est composé. Même s'ils conservent des vieux mythes, certains thèmes fondamentaux, comme celui d'un état primordial d'indistinction à partir duquel le monde se développe, même s'ils continuent d'affirmer, avec Thalès, que « tout est plein de dieux », les Milésiens ne font intervenir dans leurs schémas explicatifs aucun être surnaturel. Avec eux, la nature ; dans sa positivité, a envahi tout le champ du réel ; rien n'existe, rien ne s'est produit ni ne se produira jamais qui ne trouve dans la phusis, telle que nous pouvons l'observer chaque jour, son fondement et sa raison.

C'est la force de la phusis, dans sa permanence et dans la diversité de ses manifestations, qui prend la place des anciens dieux ; par la puissance de vie et le principe d'ordre qu'elle recèle, elle assume elle-même tous les caractères du divin. La nouvelle connaissance présente de nouveaux traits : - Constitution d'un champ d'enquête où la nature est appréhendée en termes à la fois positifs, généraux et abstraits: l'eau, l'air, le non-limité (apeiron), le tremblement de terre, l'éclair, l'éclipse, etc. - Notion d'un ordre cosmique reposant non sur la puissance d'un dieu souverain, sur sa basileia, son pouvoir royal, mais sur une loi de Justice (Dikè) inscrite dans la nature, une règle de répartition (nomos) impliquant pour tous les éléments constitutifs du monde un ordre égalitaire, de telle sorte qu'aucun ne puisse dominer les autres et l'emporter sur eux. - Orientation géométrique dans la mesure où il s'agit non plus de retracer dans son cours successif une intrigue narrative, mais de proposer une théoria, de conférer une figure au monde, c'est-à-dire de « donner à voir » comment les choses se passent en les projetant dans un cadre spatial. Ces trois traits qui, dans leur solidarité, marquent le caractère novateur de la physique milésienne n'ont pas surgi au VIe siècle comme le miraculeux avènement d'une Raison étrangère à l'histoire.

Ils apparaissent au contraire intimement liés aux transformations qu'à tous leurs niveaux les sociétés grecques ont connues et qui, après l'écroulement des royaumes mycéniens, les ont conduites à l'avènement de la cité-État, à la polis. La transformation culturelle et politique A cet égard, on doit souligner les affinités entre un homme comme Thalès et son contemporain d’Arhènes, Solon, poète et législateur.

Tous les deux figurent parmi ces Sept Sages, qui, aux yeux des Grecs, incarnent la première espèce de sophia qui soit apparue au milieu des hommes : sagesse toute pénétrée de réflexion morale et de préoccupations politiques.

Cette sagesse tend à définir les fondements d'un nouvel ordre humain qui substituerait au pouvoir absolu du monarque ou aux prérogatives d'une petite minorité une loi écrite, publique, commune, égale pour tous. De Solon à Clisthène, la cité prend ainsi, au cours du VIe siècle, la forme d'un cosmos circulaire, centré sur l'agora, la place publique, et où chaque citoyen, semblable à tous les autres, tour à tour obéissant et commandant, devra successivement, suivant l'ordre du.... »

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