Les mots peuvent-ils rendre compte de la nature des choses ?
Publié le 17/01/2022
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Nous pensons à l'aide de concepts que nous exprimons par des mots. Le risque est de confondre les mots et les choses: il ne suffit pas de désigner un objet pour que notre représentation soit correcte. Il y a ici un risque d'illusion qu'une démarche méthodique doit dépasser.
Partons d'une évidence : les mots ne sont pas les choses. On a d'un côté des signes, des symboles, de l'autre les « choses « dont on parle.
- I. Les mots ne sont pas les choses...
1. Les mots sont les signes des choses
2. Les mots sont éloignés des choses
- II.... mais les mots NOUS éloignent-ils des choses ?
1. Interprétation de la question
2. Le paradoxe
- III. Sommes-nous jamais proches des choses ?
1. Les mots trahissent notre expérience
2. Les mots transforment notre expérience
- IV. Nouvelle hypothèse : c'est parce que les mots nous éloignent de notre expérience brute que nous accédons aux choses
1. L'éloignement comme recul
2. Expérience brute et réflexion
3. L'expérience brute : proximité ou confusion ?
«
Admettons que les mots nous éloignent des choses.
Il faut donc supposer qu'avant nous en étions plus proches.Mais avant quoi ? Avant de nous exprimer ou avant de savoir parler ? Dans le premier cas la parole se bornerait àtrahir notre expérience ; dans le second, l'apprentissage du langage chez l'enfant transformerait de manièreirréversible son rapport aux choses.
Examinons plus attentivement ces deux hypothèses.
1.
Les mots trahissent notre expérienceNous éprouvons tous plus ou moins de difficulté à faire partager nos expériences, surtout lorsqu'elles sont singulièreset touchent à notre intimité.
Je peux bien parler d'une maison en général.
Mais comment faire sentir, à moins d'êtredoué d'un véritable talent d'écrivain, le charme et l'atmosphère uniques de la vieille demeure familiale, où je passemes vacances depuis l'enfance, les sentiments que j'y éprouve ou ceux que j'y projette ?Le langage est abstrait : le mot « maison » désigne ce qu'il y a de commun à toutes les maisons.
Il exprime moins laréalité vécue que la manière dont nous organisons et quadrillons notre expérience pour la rendre intelligible parautrui.
Par sa vocation même de communiquer, l'usage du langage se bornerait à livrer des informationsimpersonnelles et communes.
Entre les choses et leurs expressions, il introduirait le détour du code, de la règle, dela syntaxe, des usages et de la correction.
Entre mon expérience et ma parole c'est tout le système des normessociales qui viendrait s'interposer.
D'où la tentation de recourir à un langage plus direct qui traduirait de manière plusexpressive l'intimité et l'intensité de nos sentiments : langage des gestes, des regards, mimiques, etc.
2.
Les mots transforment notre expérienceMais si le sujet ne portait que sur la distance entre notre expérience des choses et son expression linguistique, laquestion serait : « Les mots nous éloignent-ils de notre expérience ? » Pour donner tout son sens au sujet il fautmaintenant concevoir un éloignement plus radical et plus irréversible.
L'altération que fait subir le langage à notreperception « des choses » pénétrerait jusqu'au coeur de notre expérience du monde et la modifierait de l'intérieuravant même que nous l'exprimions par des paroles.C'est alors nous (et pas seulement nos phrases) qui serions irrémédiablement éloignés des choses.
Don Quichotte,après s'être gavé de romans de chevalerie, transforme le monde autour de lui : d'un cheval fatigué, il fait uncoursier, d'une femme du peuple, une souveraine inaccessible et de simples moulins à vent une armée de géants.Peut-être sommes-nous comme Don Quichotte.
Au lieu de représenter humblement les choses, les mots finiraientpar nous enfermer dans un monde à part, « coupé du réel ».
IV.
Nouvelle hypothèse : c'est parce que les mots nous éloignent de notre expérience brute que nousaccédons aux choses
1.
L'éloignement comme reculJusqu'ici nous avons interprété l'éloignement en un sens péjoratif, comme si la distance altérait notre vision.
Mais cen'est pas toujours le cas.
Par exemple, on ne peut pas contempler un tableau le nez collé sur la toile.
Il faut prendrele recul nécessaire pour en avoir une vision d'ensemble.
L'éloignement n'est donc pas nécessairement synonyme detrahison ; il peut être aussi la condition d'accès aux choses.
Comment comprendre cette distance ? En quoi peut-elle nous ouvrir l'accès aux choses ?
2.
Expérience brute et réflexionS'il est vrai que les mots nous éloignent des choses, il faut donc supposer qu'il nous serait possible d'en avoir uneexpérience plus « intime », plus proche.
C'est à partir de cette proximité idéale que l'on pourrait évaluer la distanceéventuelle que les mots creusent entre une perception primitive et la perception modifiée par le langage.
Partonsd'exemples précis d'expériences « brutes », où l'événement semble nous assaillir et nous submerger, sans qu'on ait lemoindre recul pour l'analyser.Imaginons que l'on soit victime d'un accident.
En un laps de temps tout se brouille en une unique impression quin'est plus qu'intensité.
Si ensuite on nous demande de témoigner, il faudra composer un récit méthodique endéroulant les phrases selon un ordre rigoureux, en choisissant les mots les plus précis, etc.
S'il y a donc bienéloignement c'est celui qu'introduit la réflexion.
L'exploitation de cet exemple et d'autres analogues pourraits'appuyer sur l'analyse des rapports entre la pensée et le langage.
3.
L'expérience brute : proximité ou confusion ?Mais l'expérience brute est-elle vraiment « plus proche » de la « chose » ? Deux réalités sont « proches », lorsque ladistance qui les sépare est minime ; à la limite elles peuvent être contiguës.
Encore faut-il qu'elles restentdistinctes, sinon il n'y aurait pas entre elles proximité mais confusion.
Pour que je puisse faire l'expérience d'unechose, il faut au moins que je distingue mes impressions, qui font partie de « mon vécu subjectif » de la réalitéextérieure à laquelle je les rapporte.J'éprouve par exemple un ensemble de sensations (la vision de la couleur rouge, une certaine saveur sucrée, etc.)que je réfère à une cerise ; j'établis bien une distinction entre mon expérience subjective et la chose dont je faisl'expérience.
Or c'est justement cette distinction minimale qui s'efface dans ce que nous avons appelé lesexpériences brutes, comme celle de l'accident.
Il n'y a plus un sujet face à une chose ; il ne reste plus qu'untourbillon d'impressions vécues sans distance et de manière quasi impersonnelle.En première lecture, l'intitulé de la question suggérait l'idée d'une intimité première entre le sujet et les choses,intimité que viendraient troubler ensuite les conditions de la communication.
C'est précisément sur ce présupposéque le sujet nous invite à réfléchir..
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