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Les mathématiques sont la seule science ou l'on ne sait pas de quoi on parle ni si ce qu'on dit est vrai (Russell) ?

Publié le 03/01/2004

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russell
Les enfants sont toujours surpris par les premiers cours de géométrie auxquels ils assistent. Ils s'étonnent qu'un raisonnement soit nécessaire pour établir des propositions qui d'emblée paraissent évidentes. Schopenhauer - dont la formation scientifique était fort limitée - comparait assez drôlement le mathématicien à un homme qui se couperait les deux jambes afin de marcher avec des béquilles. Pourquoi substituer les béquilles du raisonnement à l'élan spontané et rapide de l'intuition ? C'est que le mathématicien préfère avancer à pas comptés mais en terrain sûr, procéder avec une extrême rigueur, et ne rien conclure qu'il ne l'ait strictement démontré. Une proposition est dite démontrée lorsqu'on l'a déduite de propositions déjà admises, lorsqu'on a fait voir qu'elle en découlait logiquement, nécessairement. Les mathématiques apparaissent donc comme un domaine où par excellence on se soucie de savoir si ce qu'on dit est vrai, comme un ensemble harmonieux de « belles chaînes de raisons » qui, si elles ne sont pas toujours aussi « simples et faciles » que le dit Descartes, n'en répondent pas moins aux exigences de rigueur des spécialistes exercés.Et comment peut-on dire qu'en mathématiques « on ne sait pas de quoi on parle ? » Il n'est pas de discipline où les définitions soient plus rigoureuses et plus satisfaisantes pour l'esprit, et cela pour l'excellente raison que c'est le mathématicien lui-même qui crée l'objet qu'il définit. Les définitions des sciences expérimentales en effet ne sauraient être parfaitement rationnelles parce qu'elles renvoient à un donné antérieur, à une réalité qui préexiste à l'effort de construction rationnelle.
russell

« Lorsque Russell soutient que le mathématicien « ne sait pas de quoi il parle » il veut tout simplement nous rappeler le caractèreabstrait et symbolique de la pensée mathématique.

Celui-ci apparaît déjà au niveau de l'arithmétique du cours élémentaire.

Il est bienclair qu'on peut poser et résoudre une multiplication telle que 3 X 48 sans préciser s'il s'agit de trois étapes longues de 48 kilomètresou de trois cahiers à 48 francs.

On pourrait d'ailleurs ignorer ce que sont les cahiers et les francs, les kilomètres et les étapes eteffectuer très correctement cette opération.

Les opérations algébriques constituent par rapport à l'arithmétique un nouveau degréd'abstraction ; les nombres arithmétiques qui symbolisaient la multiplicité concrète voient à leur tour leurs relations symbolisées pardes lettres.

Une expression telle que 3x = 2y est vraie si y = 6 et x = 4 mais également vraie si x = 12 et si y = 18.Le symbolisme mathématique est d'ailleurs plutôt une invitation à opérer qu'une façon de représenter des réalités concrètes.

Lenombre zéro par exemple ne « parle » d'aucune réalité, il ne représente rien ; mais il a une grande portée opératoire, il indique dansnotre système de numération (les unités à droite, à gauche les dizaines, encore à gauche les centaines) qu'une colonne est vide.

Aulieu d'écrire comme les Romains CIII, j'écris 103, je vois tout de suite que la colonne des dizaines est vide et je puis pratiquer trèsaisément toutes opérations d'addition, de soustraction, de multiplication.

La généralisation de la notion de nombre, véritable défi àtoute conception réaliste des mathématiques, répond parfaitement à leur vocation opératoire.

Le nombre négatif, dit très bien Piaget, «ne saurait s'abstraire de rien de sensible puisqu'il correspond à quelque chose d'inexistant ».

Ce sont des opérations économiques(dettes) ou géométriques (inversion de direction) qu'il symbolise.

Quant aux nombres imaginaires dont le nom même est assezévocateur, ils ont été inventés pour donner la possibilité d'une solution à des équations telles que x 2 + x + 1 = 0.

Ils constituent, comme dit très bien Piaget, le « schéma d'une opération sans objet ».D'autre part, si les propositions mathématiques sont rigoureusement démontrées, leur vérité est cependant relative à un systèmed'axiomes, c'est-à-dire, selon le Vocabulaire de Lalande, de « propositions qui ne se déduisent pas d'une autre mais qu'on pose par unacte décisoire de l'esprit au début de la déduction ».

En ce sens la formule étonnante de Russell : «le mathématicien ne sait pas si cequ'il dit est vrai u exprime très fidèlement l'esprit des mathématiques modernes.

La somme des angles du triangle vaut-elle deux droits? Je ne peux pas répondre oui ou non dans l'absolu.

Cette proposition est vraie si j'adopte le postulat euclidien des parallèles ; elle estfausse si j'adopte les postulats non euclidiens.

Comme le dit très bien Blanché, « il n'y a plus pour les théorèmes de vérité séparée ;leur vérité c'est simplement leur intégration au système et c'est pourquoi des théorèmes incompatibles entre eux peuvent êtreégalement vrais pourvu qu'on les rapporte à des systèmes différents ».

L'édifice tout entier des mathématiques apparaît donc commeun système de propositions rigoureusement déduit d'un système de conventions.

Le mathématicien ne semble donc avoir affaire qu'àdes principes qu'il a lui-même posés et qu'aux enchaînements logiques de sa propre pensée.

Son univers, oeuvre du pur esprit, maissans relation apparente avec le monde des choses, est donc tout à la fois – selon le point de vue qu'on voudra bien adopter – le plussatisfaisant pour l'intelligence et en même temps le plus vide et le plus futile.

La formule de Russell illustre donc fort bien ce que l'on nomme aujourd'hui la conception « formaliste » des mathématiques.

Les êtresmathématiques n'appartiendraient pas au monde réel, la vérité mathématique, vérité purement formelle, accord de l'esprit avec sespropres conventions, serait étrangère à toute réalité empirique ; le choix des axiomes ne serait dirigé que par des règles de cohérenceinterne, celles-là même qu'à explicitées Hilbert : il faut que les axiomes soient compatibles (qu'ils ne soient pas en contradiction les unsavec les autres) ; il faut qu'ils soient indépendants (aucun d'eux ne doit pouvoir se déduire des autres sans quoi ce ne serait plus unaxiome mais un théorème).

Enfin, il faut que les axiomes d'un système soient suffisants (il faut recenser tous les axiomes et les seulsaxiomes qui sont nécessaires aux théorèmes énoncés dans un système).

Les mathématiques seraient donc tout entières absorbéesdans la logique formelle ; elles se confondraient avec cette logique symbolique qu'on appelle « logistique », qui déroule à l'infini sesjeux abstraits à partir d'un système de signes et de leur mode d'emploi. Toute axiomatique qui répond aux conditions de validité interne énoncées ci-dessus est, de droit, acceptable.

Aucune considérationextrinsèque ne saurait dès lors faire prévaloir une axiomatique sur une autre.

C'est ce qu'exprimait assez drôlement Carnap endéclarant : « En logique, il n'y a pas de morale ». Autant dire que les mathématiques sont un simple jeu, au même titre que les jeux de cartes, de dames, d'échecs.

Les mathématiquesne nous instruiraient pas plus sur le monde réel que « l'étude des mouvements du cavalier aux échecs ne prépare à l'équitation et ceuxdu fou qu'on appelle en anglais évêque ne nous renseignent sur la psychiatrie ou sur les moeurs épiscopales » (Roustan).Toutefois cette conception formaliste des mathématiques, encore qu'elle ait contribué avec Hilbert et les « bourbakistes » à donner àl'édifice mathématique une rigueur incomparable, ne saurait au point.

de vue proprement philosophique satisfaire entièrement l'esprit.Elle ne saurait rendre compte ni des humbles origines de l'activité mathématique, ni de la merveilleuse utilisation de ses résultats parl'astronome, par le physicien, par l'ingénieur.

Les succès du formalisme ne doivent pas nous faire oublier qu'il y a un complémentd'objet direct au verbe formaliser. Le formalisme s'efforce de formaliser une activité opératoire d'abord concrète et plus ou moins intuitive ; la notion de nombre, parexemple, a pour origine l'opération d'additionner, opération d'abord concrète, dont les fondements sont intuitifs. Poincaré a souligné avec humour que les logisticiens ne sont jamais parvenus à donner une définition axiomatique des nombres quin'en présuppose pas l'intuition.

Dire que « zéro est le nombre des éléments de classe nulle, la classe nulle étant celle qui ne contientaucun élément », c'est « définir zéro par nul et nul par aucun, ce qui est vraiment abuser des richesses de la langue française » !L'abstraction mathématique semble donc renvoyer à des activités opératoires originairement concrètes.

Les structures abstraitesqu'elle construit par la suite ne semblent jamais vraiment coupées du monde puisqu'elles servent après coup à schématiser le réel.Descartes utilise l'antique trigonométrie pour exprimer les lois de l'optique, Galilée utilise l'algèbre pour exprimer la chute des corps,Képler découvre que la géométrie de l'ellipse semble préparée d'avance pour les descriptions des mouvements planétaires. Il n'est pas jusqu'à la géométrie de Riemann — si loin du réel en apparence — qui ne soit utilisable (on sait l'emploi qu'en fait laphysique relativiste contemporaine).

L'activité mathématique est donc bien plus qu'un jeu cohérent : elle met au jour des structuresintelligibles qui ne sont pas une invention gratuite de l'esprit humain, et qui paraissent avoir présidé à l'organisation même de l'univers.. »

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