LES IDÉES PHILOSOPHIQUES ET RELIGIEUSES DE ROUSSEAU
Publié le 25/06/2011
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L'originalité du tempérament, l'originalité du sentiment, une certaine originalité même dans la conception de la vie suffisent à faire un grand romancier et une manière de brillant poète ; elles ne suffisent point à faire un grand philosophe, et Rousseau n'a point été un grand philosophe. Ses idées philosophiques et ses idées politiques sont dignes d'attention plutôt que d'admiration, et sont au-dessous de la gloire de leur auteur, et même de la leur propre. Sa philosophie est très élémentaire, et les « cahiers scolastiques «, comme disait Diderot en parlant de la Profession de foi du Vicaire Savogard, sont plus brillants de forme, plus entraînants par leur mouvement oratoire et plus engageants par leur chaleur de conviction, que satisfaisants pour l'esprit et pour la raison. — Rousseau est parti, comme il était naturel, d'une morale toute de sentiment un peu vague, et d'une sorte de bonne volonté instinctive, et après avoir songé, comme nous l'avons vu, à transformer ses confuses sensations du bien en un système, il en est revenu à une sorte de dogme rudimentaire, fait de la croyance en Dieu et en l'immortalité de l'âme, auquel il s'attache fortement sans renouveler les raisons d'y croire. Autrement dit, ce qui restait en son temps, à peu près intact, des antiques croyances théologiques, il le retient, il s'y complaît, il aime, de plus en plu3 à mesure qu'il avance, à y adhérer, et il le fait aimer par l'élévation naturelle de l'éloquence avec laquelle il l'exprime.

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fait, Du n'a pas entendu, cette objection.Quant au mal physique, c'est l'homme aussi qui l'a inventé, à bien peu près, si presque entièrement, que, retranchéle mal physique créé par l'homme, l'homme ne se douterait sans doute point de l'existence du mal physique.
Il nesent que celui qu'il a fait.
Il a créé les maladies par ses imprudences et ses intempérances.
Il a créé les accidentspar son humeur aventureuse et sa fureur de braver les éléments dans un dessein de lucre ou d'ambition.
Il a créé lesmisères sociales par la sottise qu'il a faite de se mettre en société.
Sans aller plus loin, le désastre de Lisbonne nevient pas du tremblement de terre ; il vient de ce qu'on a bâti Lisbonne.
De bons sauvages, chacun dans sa hutteisolée, ont bien peu de chose à craindre d'un tremblement de terre.
— Reste la mort ; mais la mort sans maladie,sans accident et sans crime, après une longue vie saine et robuste, n'est point un mal.
C'est la mort de vieillesse,un dernier sommeil, l'engourdissement suprême, la simple impossibilité d'exister toujours, et quelque chose qu'on nesent point.
— Voilà le système tout entier, et je ne l'affaiblis point, peut-être au contraire.Je fais effort pour ne pas le traiter de puéril.
Cette vue du monde est-elle assez étroite ! Il n'y a donc que deshommes dans le monde ! Mais le mal souffert par les animaux n'existe donc pas ! Leurs maladies, leurs accidents,leurs souffrances, qu'en faites-vous ? Et la loi universelle qui veut que les êtres animés vivent.
uniquement de lamort, prématurée et douloureuse, des autres, si bien que, la souffrance cessant aujourd'hui, la vie disparaîtraitdemain ; si bien que le mal n'est pas une exception dans le monde, mais ce par quoi le monde existe et sans quoi ilne serait pas ; si bien que la vie universelle n'est que le mal organisé, si bien que vie et mal sont tout simplement lamême chose : voilà à quoi vous ne songez pas ! C'est bien étrange.
— Il semble que la pensée, quelquefois, chez leshommes surtout qui en font la complice de leurs sentiments, paralyse une partie du cerveau.
produise une sorted'hémiplégie intellectuelle, et que, plus elle perce vivement dans une certaine direction, d'autant elle laisse touteune région de ce qu'elle explore étrangère à sa prise, à sa recherche, à son soupçon même.L'optimisme pur, et je ne dirai pas corrigé par la misanthropie, confirmé au contraire et comme renforcé par lamisanthropie, chéri d'autant plus que la malice des hommes le gêne ; le monde cru bon, non seulement malgré lemal, mais d'autant plus que le mal, pure invention des hommes, l'a pour un temps offusqué et apparemment enlaidi,voilà où Rousseau se tient obstinément, et d'où il ne veut pas sortir.
— Ses misères même l'y ramènent ; et ici il aune idée qui ne laisse pas d'être juste, c'est que le pessimisme est une maladie d'homme heureux.
Il est singulier,dit-il, que ce soit un Voltaire, avec ses cent mille livres de rente, qui se plaigne de l'organisation des choses.
et unRousseau, misérable et persécuté, qui la bénisse.
Il n'a point tort, et le pessimisme vulgaire, celui qui n'aboutit pointou ne se rattache pas à une énergique volonté de faire cesser on d'amoindrir le mal qu'il accuse, n'est en effet quele besoin de se plaindre, naturel à l'homme, besoin qui, quand il ne peut se satisfaire dans la considération demalheurs personnels, se prend à tout.
— Mais si le pessimisme ordinaire est le besoin de se désoler, l'optimismecommun est le besoin de se consoler aussi et de s'endormir, et s'il n'est pas fondé sur la notion du devoir, sur cetteidée qu'il n'y a que le bien moral qui compte et que celui-ci il dépend de nous de le faire, il ne vaut pas plus commesystème que le système adverse ; — et s'il se complique d'un mépris infini pour les hommes, il n'est plus qu'uneforme assez malsaine de l'orgueil, et cette opinion, peut-être suspecte, qu'il n'y a que deux êtres estimables dansl'univers, Dieu qui le fit bon, Rousseau qui doit le redresser.Mais, à vrai dire, ce n'est pas dans ses traités philosophiques, rares et courts du reste (Lettre à Voltaire sur ledésastre de Lisbonne.
— Lettres à M.
l'abbé de ***, 1764), qu'il faut chercher ce qu'on pourrait appeler la sagessede Rousseau ; c'est dans ses lettres demi-familières à ses amis, à Mylord Maréchal, à M.
de Mirabeau, et surtout àses amies, Mme de Boufflers, Mme de Luxembourg, Mme de Verdelin.
Souvent ce sont, dans le sens littéral du mot,des lettres de direction, c'est-à-dire des lettres de moraliste délié, clairvoyant, bon conseiller, charitable etconsolant.
Elles sont très souvent exquises.
Les « sermons » de « Julie net les « lettres de direction » de Rousseau,avec quelques pages, au hasard échappées, de Diderot, sont ce qu'il y a de plus sage, de plus élevé, de plus «spirituel » dans tout le xviiie siècle.
La religion du xviiie siècle est là.
Elle est courte.
Elle est mêlée, et d'une essencetoujours un peu basse.
11 est très rare qu'il ne s'y égare point ou quelque sensibilité si prompte, si facile et siconventionnelle qu'elle en est niaise, ou quelque demi-sensualité qui ne laisse pas d'être un peu grossière.
Les sagesdu xviiie siècle n'ont pas eu des mains à manier les âmes, ou les âmes qu'ils maniaient, je dis les plus fines et pures,ne détestaient point une certaine lourdeur de tact.
Tant y a, et pour ne pas poursuivre la comparaison, même à leurgloire, avec les François de Sales, les Bossuet, les Fénelon, que le Sénèque à Lucilius » du xviiie siècle est dansRousseau, partie dans l'Emile, partie dans Héloïse, partie, et c'est encore ici qu'il est le meilleur, dans lacorrespondance.
Rousseau moins malade, moins misanthrope et moins persécuté, eût été, d'abord ce qu'il a été, ungrand romancier, et un grand poète, et un peintre amoureux et touchant des beautés naturelles , ensuite unmédiocre philosophe, — enfin un moraliste délié, presque profond, grand, bon et salutaire ami des cœurs, savant àles connaître, habile à les séduire, non sans quelque douce et insinuante puissance à les guérir..
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