Les faits ont-ils besoin d'être interprétés ?
Publié le 22/02/2012
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plus récent, Gaston Bachelard a longuement souligné que l'attitude scientifique ne commence que par une ruptureavec l'objet immédiat, celui qui nous semblait "évident" et "parlant", ainsi qu'avec les pensées qui peuvent surgird'une observation première.
Il s'agit de "démentir le premier contact avec l'objet" (Psychanalyse du feu).
Ce n'estque par une critique de tout ce qui semblait "aller de soi", perception, sens commun, habitudes pratiques, que l'onpeut commencer à élaborer une véritable connaissance.De plus, il répond à une interrogation.
Passer de la réception des faits quotidiens à la conception des faitsscientifiques, c'est passer de la passivité à une activité de l'esprit, sortir du constat d'un fait singulier pour accéderà l'explication d'un fait universel, et l'on n'y parvient que si la raison "oblige la nature à répondre à ses questions", aulieu de "se laisse conduire pour ainsi dire en laisse par elle" (Kant, Critique de la raison pure).
Au lieu d'accueillir cequi se passe, il faut en quelque sorte susciter ce qui ne se passait pas.
L'expérimentateur, enseigne Claude Bernard,"veut troubler la nature, il veut maîtriser les phénomènes et les reproduire non seulement dans les conditions ou lanature nous les présente mais dans des conditions ou elle ne les a pas réalisés" ( Principes de médecine expérimentale ).
S'il n'y a de fait que par une relation, la connaissance scientifique a pour intention de préciser en quoi consiste cette relation: de ne plus la considérer simplement en termes qualitatifs ou vagues, mais de la formulermathématiquement.Enfin, le fait scientifique ne restitue pas le fait empirique.
Lorsque Galilée considère que les mathématiques sont lelangage de la nature, il désigne l'existence de relations qui n'apparaissent pas de manière sensible.
Les faitsscientifiques, parce qu'ils sont élaborés par des protocoles expérimentaux, s'éloignent des faits empiriquementperçus.
Ce qui est déjà vérifiable à propos d'une loi classique ne fait qu'empirer avec le développement desconnaissances scientifiques: les faits dont se préoccupe aujourd'hui la physique ou la chimie n'ont plus rien decommun avec notre relation empirique au monde.
Les phénomènes qu'étudient les sciences, et les lois qui lesexpliquent, concernent des événements nous percevons quotidiennement ne composent que des apparences necorrespondant en rien à un fonctionnement profond.
Dans un dernier temps, la vérité des faits relève d'une interprétation théorique.
Tout d'abord, le faitscientifique n'est jamais isolé.
On doit donc admettre que, dans l'élaboration de la connaissance, aucun fait ne peutêtre considéré comme isolé: il serait insignifiant.
Le fait scientifique est en réalité pris dans un réseau théorique,tant dans sa préparation (le protocole expérimental) que dans son observation (ou interviennent les instruments demesure qui "matérialisent" eux-mêmes des théories) et dans la signification qu'il aura pour le scientifique.
Aussi a-t-on pu souligner l'incapacité qui serait celle d'un esprit non prévenu dans un laboratoire; il ne saurait même pas quelfait il doit prendre en considération, et s'il tombait dessus par hasard, il ne pourrait le lier, ni à la recherche qui l'asuscité, ni aux enseignements que l'on espère en obtenir.
Mais un tel égarement n'est pas propre au laboratoire.Ensuite, les sciences humaines traitent aussi de faits "construits".
Il en va en effet de même dans les sciences diteshumaines.
On attend d'un historien qu'il respecte les faits.
Mais en quoi consistent ces derniers ? Il ne peut d'abords'agit de la totalité de ce qui a eu lieu au cours d'une période étudiée.
D'une part, parce que certains événementsont totalement disparu, faute de documents ou de traces, et, d'autre part, parce que toute étude historique estobligée d'opérer une sélection dans l'ensemble des événements, si l'on entend par cette expression la multiplicitéinnombrable de ce qui s'est produit, au jour le jour (et pourquoi pas de minute en minute ?), pour l'ensemble d'unepopulation.
Mais surtout, l'historien ne retient que les faits qui peuvent concerner son hypothèse de travail.
S'iln'avait pas d'hypothèse, il irait, dit Lucien Febvre, "rôdant au hasard à travers le passé, comme un chiffonnier enquête de trouvailles" (exactement comme la raison qui ne poserait pas de questions à la nature, selon Kant).Enfin, la vérité est ainsi une "représentation".
Les faits scientifiquement élaborés permettent ainsi de construire desvérités, qui sont nécessairement temporaires ou variables.
L'histoire (ou la sociologie) n'est pas la seule discipline quidoive sans cesse être reconstruite, et il en va de même dans les sciences dites "dures" ou de la nature.
Là ou lesfaits empiriques semblent nous inviter à opérer des constats durables, dans la mesure ou proclamer: "C'est un fait!"paraît se référer à une nature qui ne change pas, les faits scientifiques participent de la constitution dereprésentations ou d'images du réel qui sont périodiquement corrigés et réélaborées.
Les oliviers que pouvaitregarder Aristote étaient sans doute du même vert que les nôtres, mais c'est l'explication de cette couleur qui achangé, et si nous pouvons toujours considérer comme un fait bien établi qu'un caillou lancé en l'air retombe sur laterre, nous n'expliquons plus cette chute par l'existence d'un lieu propre au caillou.
Si les faits parlaient d'eux-mêmes, la vérité ne serait pas le dévoilement qu'évoque son nom en grec: a-lêtheia suggère déjà que la nature, loin de révéler spontanément son organisation, est d'abord "cachée".
L'évolutiondu savoir montre que ce qui la voile est composé de strates beaucoup plus nombreuses que ne le pensaient les.
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