Le travail est-il la meilleure des polices ?
Publié le 07/03/2005
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Pour Nietzsche le socialisme pactise avec le « nihilisme « : il participe de la même idéologie égalitaire qui interdit aux distinctions de se faire jour, aux fortes individualités d'accomplir leurs oeuvres. En un sens, Nietzsche reste proche des modèles grecs et romains, cad de sociétés inégalitaires où la possibilité d'affirmation et de formation de soi-même des uns est corrélative de l'exploitation des autres. Nietzsche se réclame d'une « morale « aristocratique, même si l'aristocratie ici est celle de l'esprit.« Le besoin nous contraint au travail dont le produit apaise le besoin : le réveil toujours nouveau des besoins nous habitue au travail. Mais dans les pauses où les besoins sont apaisés et, pour ainsi dire, endormis, l'ennui vient nous surprendre. Qu'est-ce à dire ? C'est l'habitude du travail en général qui se fait à présent sentir comme un besoin nouveau, adventice : il sera d'autant plus fort que l'on est plus fort habitué à travailler, peut-être même que l'on a souffert plus fort des besoins. Pour échapper à l'ennui, l'homme travaille au-delà de la mesure de ses propres besoins ou il invente le jeu, cad le travail qui ne doit apaiser aucun autre besoin que celui du travail en général. Celui qui est saoul du jeu et qui n'a point, par de nouveaux besoins, de raison de travailler, celui-là est pris parfois du désir d'un troisième état, qui serait au jeu ce que planer est à danser, ce que danser est à marcher, d'un mouvement bienheureux et paisible : c'est la vision de bonheur des artistes et des philosophes. «Nietzsche, « Humain, trop humain «, $611).
Le travail, par définition et par étymologie, est présenté comme cet instrument de torture (tripalium), comme une malédiction divine ("Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front") et de façon plus moderne, le travail est aliénantion d'après Marx. Le travail est ainsi défini négativement : le travail redresse-t-il l'homme? Le travail doit-il punir ou surveiller les hommes, les tenir "en joue"? Le travail est-il donc la meilleure des polices? La police est une organisation, un ensemble de règles imposées aux citoyens afin de faire régner l'ordre et la sécurité. Que serait un monde sans police, sans travail. L'Homme est-il donc fait nécessairement pour travailler? Un monde sans travail serait donc impossible?
«
Texte NIETZCHE, Aurore (1880), livre III, trad.
J.
Hervier, Ed.
Gallimard, coll.
Idées, 1974, pp.
181-182.
"Dans la glorification du "travail", dans les infatigables discours sur la "bénédiction du travail", je vois la mêmearrière-pensée que dans les louanges adressées aux actes impersonnels et utiles à tous : à savoir la peur de tout cequi est individuel.
Au fond, on sent aujourd'hui, à la vue du travail - on vise toujours sous ce nom le dur labeur dumatin au soir -, qu'un tel travail constitue la meilleure des polices, qu'il tient chacun en bride et s'entend à entraverpuissamment le développement de la raison, des désirs, du goût de l'indépendance.
Car il consume uneextraordinaire quantité de force nerveuse et la soustrait à la réflexion, à la méditation, à la rêverie, aux soucis, àl'amour et à la haine, il présente constamment à la vue un but mesquin et assure des satisfactions faciles etrégulières.
Ainsi une société où l'on travaille dur en permanence aura davantage de sécurité : et l'on adoreaujourd'hui la sécurité comme la divinité suprême.
Et puis ! épouvante ! Le "travailleur", justement, est devenudangereux ! Le monde fourmille d'"individus dangereux" ! Et derrière eux, le danger des dangers - l'i ndividuum !"
Nietzsche s'interroge ici sur l'origine des déclarations sur la valeur morale du travail, y compris quand il s'agit d'unlabeur épuisant.
Elles visent, selon lui, à en cacher la véritable fonction répressive.Le travail dont il est question ici, est celui qui n'a pour but que le gain d'argent et les plaisirs qu'on peut acheter («un but mesquin...
»).La valorisation du travail gagne-pain a la même origine que les autres discours moraux : la dépréciation et la peur del'individu.
Et de fait, ce travail empêche ce qui est d'ordre strictement personnel.
Il signifie « oubli de soi »,soumission à un rythme imposé, intégration à une collectivité.
Il n'y a plus de temps pour la solitude, pour laméditation personnelle, plus d'énergie pour les passions individuelles.L'individu, en tant que tel, est dangereux pour la société car il n'a pas pour but l'intérêt général, l'utilité commune,mais seulement lui-même.
Il est du plus grand intérêt pour la société que les hommes oublient qu'ils sont desindividus, pour se percevoir comme des membres de la société, et le travail est un excellent moyen pour lesdépouiller de leur être individuel.
Il faut remarquer la spécificité du point de vue de Nietzsche : il ne s'agit pas pourlui de défendre les travailleurs en tant que tels, mais de voir, derrière le travailleur, l'individu.Le travail constitue la meilleure des polices.
C'est dans « Aurore », dans un paragraphe intitulé « les apologistes du travail », que Nietzsche déclare que le travailconstitue la meilleure des polices.On connaît Nietzsche par ses attaques contre la religion et la morale, par son projet de création de nouvellesvaleurs, mais on oublie souvent sa critique de la société de son temps, société du commerce, du travail, de ce l'onnommera « culture de masse ».
Dans une optique strictement opposée au socialisme, méprisé par Nietzsche, il s'agitd'une dénonciation en règle du nivellement des valeurs, de la promotion de la médiocrité.« Dans la glorification du travail, dans les infatigables discours sur la ‘bénédiction du travail', je vois la même arrière-pensée que dans les louanges adressées aux actes impersonnels et utiles à tous : à savoir la peur de tout ce quiest individuel [...] on vise toujours sous ce nom le dur labeur du matin au soir - qu'un tel travail constitue lameilleure des polices.
»NIETZSCHE comprend la société de son temps (mais la nôtre correspond à ses analyses) comme celle du culte del'activité, du travail, du commerce.
Derrière cette boulimie d'activité se cache toujours le même but : la sécurité «et l'on adore aujourd'hui la sécurité comme la divinité suprême ».Or le danger, pour la foule, réside toujours dans l'individualité.
Le travail et son culte imposent une fatigue telle, unedépense d'énergie, si immense, que toute cette force est soustraite « à la réflexion, à la méditation, à la rêverie,aux soucis, à l'amour, à la haine, il présence constamment à la vue un but mesquin et assure des satisfactionsfaciles et régulières.
»La sécurité, c'est la routine et le nivellement.
Le gaspillage des forces à des buts mesquins au lieu d'une pensée durisque.
Le monde moderne est l'anti « il faut vivre dangereusement ».
Le travail et le commerce imposent le manquede distinction entre les choses, les activités et les valeurs, l'incapacité à s'affirmer par soi-même et la nécessité detout juger selon autrui.
Or tout cela signifie refuser l'individu, l'individualité, tout ce qui est grand ou seulement soi-même.
« On assiste aujourd'hui [...] à l'apparition de la culture d'une société dont le commerce constitue l'âme tout autantque la rivalité individuelle chez les anciens Grecs et que la guerre, la victoire et le droit chez les Romains.
»Les sociétés antiques étaient des sociétés antagonistes, polémiques, où l'on se battait pour s'affirmer, se faire valoircomme individualité.
Le monde moderne est un monde de commerçants et de travailleurs.Le commerçant est celui qui taxe « d'après les besoins du consommateur, non d'après ses propres besoins les pluspersonnels ».
Cela est d'autant plus dramatique que ce type d'estimation est appliqué à l'art et aux sciences, à lapolitique.
« A propos de tout ce qui se crée, il s'informe de l'offre et de la demande, afin de fixer pour lui-même lavaleur d'une chose.
» C'est abaisser toute création au rang de marchandise, tout fruit de la culture à celui d'objetde vente, toute réussite d'un individu à une valeur d'échange.Le travailleur est celui qui s'abêtit en gaspillant ses forces au lieu de se former lui-même, de devenir une oeuvre Dès« Aurore », NIETZSCHE voyait le modèle de la société moderne dans la culture américaine, une non-culture envérité, une « sauvagerie » dans l'aspiration à l'or et la frénésie au travail.Les textes sont on ne peut plus explicites et scandent la mort de la haute culture, de l'individu, de la méditation etde l'art.« On a maintenant honte du repos et on éprouverait presque un remords à méditer [...] Car la vie, devenue chasseau gain, oblige l'esprit à s'épuiser sans trêve au jeu de dissimuler, duper [...] la véritable vertu consiste maintenantà faire une chose plus vite qu'une autre [...] le goût de la joie s'appelle déjà ‘besoin de repos'.
» (« Gai Savoir »,$329)..
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