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Le sommeil de la raison engendre-t-il les monstres ?

Publié le 21/03/2004

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Regardons bien l'oeuvre de Goya intitulée Le sommeil de la raison engendre des monstres. Cette représentation (qui fait partie de la suite des Caprices) se trouve au musée du Prado, à Madrid. Un homme est assis, probablement assoupi, le sommeil s'empare ou s'est emparé de lui. On remarquera que son « absence de vigilance « ainsi que la perte de conscience (si perte il y a, car après tout, il n'est même pas certain que l'homme soit totalement endormi) n'ont nullement conduit à un tranquille abandon. Il y a, en sa pose même, une extrême tension et une souffrance ; les « monstres « sont là, menaçants : chauves-souris, tigres sauvages, prêts à dévorer, figures de l'agression ou de la mort. Tout ce présupposé de notre expérience quotidienne, que nous expulsons de notre vécu à grand peine, quand il nous sollicite, voici qu'il guette l'homme endormi ou s'endormant. La suite des Caprices date de 1797. Goya y traite de la folie et des monstres qui assaillent l'homme quand sommeille la raison. Mais quelques années avant, en 1781, Johann Heinrich Füssli avait évoqué, dans son oeuvre célèbre Le Cauchemar, les fantasmagories terrifiantes qui s'emparent de l'homme lorsque s'endort la raison. C'est donc un thème appartenant au « préromantisme « et au « romantisme « que celui de la plongée « nocturne « dans l'univers des « monstres «.

TERMES DU SUJET:

- Sommeil : à prendre ici en plusieurs significations :  • état d'une personne qui dort, avec suspension de la conscience et activité onirique ;  • état de ce qui est provisoirement inactif, en situation d'inertie, sans « vigilance «.  - Raison (du latin ratio : calcul, compte) :  • puissance de bien juger et de distinguer le vrai d'avec le faux ;  • faculté de raisonner, de développer discursivement concepts et propositions ;  • système de principes (identité, non contradiction, etc.).  - Engendrer : faire naître, causer, déterminer, produire, etc.  - Monstre : votre analyse requiert l'accueil et Félucidation de ce terme compris à travers ses différentes significations :  • être ou animal fantastique et terrible des légendes ou mythologies ;  • être ou organisme de conformation anormale ;  • personne d'une laideur effrayante ;  • personne refusant les normes et valeurs admises ;  • réalité bizarre formée de parties disparates.    • Que signifie donc le sujet ? Il s'agit de savoir si l'inactivité de notre faculté de bien juger et de raisonner fait naître des réalités fantastiques ou terribles.  • Quel est le problème soulevé par le sujet ? Si le sommeil de la raison engendre des monstres, n'y a-t-il pas aussi un scandale interne à la raison elle-même, engendrant des formes fantastiques ou effrayantes ? En bref, n'y a-t-il pas une dialectique « pathologique « de la raison en tant que telle ? Ce n'est pas seulement le sommeil de la raison qui est alors en cause mais l'exercice même de la raison.    • Quel plan adopter ? Un plan dialectique par thèse, antithèse et synthèse (s'efforçant de penser le problème de manière unifiée) semble très bien adapté au sujet qu'il permet de traiter efficacement.

« d'étranges constructions et semblent captifs de fantômes grimaçants.

L'avare accumule, interminablement,cristallisant toutes ses puissances affectives sur sa cassette.

N'y a-t-il pas du « monstre » en son imaginaire ?Ainsi la raison semble créer des puissances lumineuses où l'homme retrouve sa face spirituelle de puissance et depaix, tandis que son sommeil paraît nous faire entrer dans l'univers grimaçant et angoissant du fantastique et desmonstres.

Mais les choses sont-elles si simples ? N'oublions pas que l'oeuvre de Goya est de la fin du xviii et quetout ce siècle a été celui des Lumières, de la raison porteuse de vérité.

Or Goya, à la fin de ce temps, a peut-êtrecréé une oeuvre qui ne reflétait qu'un moment du devenir, qui ne voyait qu'une dimension de la raison.

Allons doncplus avant et tentons d'apercevoir quelque autre dimension.

B.

Antithèse : quand la raison elle-même engendre des monstres. Est-ce le sommeil de la raison qui engendre des monstres ou bien la raison elle-même, en son exercice ultime ? Laphrase que nous avions à commenter se situe dans le droit fil de la pensée des Lumières ; elle privilégie la raison, enlaquelle elle voit la faculté de créer et d'engendrer ce qui est « dans les normes », transparent, idéal.

Mais si ceprésupposé était rigoureusement inexact, si la raison devait être l'objet d'un réexamen radical, qu'en conclure ? Telleest la question que l'on peut se poser.La raison, elle aussi, peut créer des réalités terrifiantes, des « monstres ».

En effet, elle ne désigne pas seulementune simple faculté théorique de l'esprit, faculté de distinguer le vrai du faux.

Cet exercice théorique estindissolublement lié à un certain pouvoir.

Or, pour se constituer, dans l'espace du grand rationalisme classique, cettepuissance de la raison semble avoir bel et bien enfanté des réalités cruelles, étranges, aussi étranges outerrifiantes, par moments, que celles qui sont engendrées par le sommeil de la raison.

Ainsi, Michel FOUCAULT a-t-ilmontré dans l'Histoire de la folie à l'âge classique que le triomphe de la raison classique (celle du xvii ième siècle) estlié à des gestes de refus et d'exclusion.

Donnons un exemple : jusqu'à la Renaissance comprise, la folie a étéacceptée et admise dans la vie quotidienne, mais à partir du xvii siècle l'internement, se constitue : on enfermealors tous ceux qui ne semblent pas « conformes » aux normes rationnelles.

Cela signifie que la raison (commeexercice et comme pouvoir) s'épure, mais elle s'épure en envoyant en quarantaine tout ce qui lui semble chaotique.En ce travail, elle engendre parfois des réalités terribles, sombres, « noires », dont le meilleur exemple est cetHôpital général où elle isole la folie qui lui semble scandaleuse.

Après tout, la raison victorieuse crée des ensemblesgrouillants d'anomalies bizarres.

Elle enfante, elle aussi, des monstres ! Dans l'Hôpital général, on maintient lesinsensés par un système de contraintes physiques, on les enchaîne aux murs et aux lits, on les maltraite.

Où est laclaire lumière de la raison ? La raison classique ne fut rien d'autre qu'un pouvoir singulier, pouvoir de mettre enquarantaine tout le négatif d'une société.

Elle inventa la première forme de l'asile et, plus tard, au xviii ième siècle,elle se fit « disciplinaire », comme le montre M.

FOUCAULT dans un autre de ses ouvrages, Surveiller et punir.

Apartir du xviii ième siècle, tout particulièrement, la société devient, en effet, disciplinaire : elle s'efforce de mieuxcontrôler les individus.

A l'école, à la caserne, à l'hôpital, on met alors au point des règlements minutieux pour mieuxdresser les sujets.

Pourtant ce siècle est celui des Lumières, de la raison inventant les libertés et guidant leshommes.

Mais les Lumières, instaurant une société de « discipline », ont, elles aussi, créé des « monstres », desnormes terribles et effrayantes.

Ainsi, sous la bannière de la raison, s'est formé un mouvement où se sont créées etengendrées des anomalies, des calamités, des bizarreries.

La raison s'est comportée comme un dictateur à l'égardde tout le réel et ce qu'elle a enfanté est parfois bien étrange.

Par certains côtés, d'ailleurs, la civilisation actuelle aété conduite jusqu'à la barbarie.

Or on peut se demander si cette barbarie où foisonnent les monstruosités (lescamps de concentration, par exemple) n'est pas le produit d'une certaine forme de raison.

C'est bien ce qu'asouligné la réflexion contemporaine : tout ce qui ne se conforme pas aux critères du calcul et de l'utilité est suspectà la raison.

Mais ce processus où l'on valorise uniquement calcul et utilité est très dangereux ! La barbarie naît del'exercice de la raison travaillant sur des prémisses absurdes, tenues pour des axiomes évidents de la pensée.

Envoici deux exemples : tout « étranger » est dangereux et doit donc, raisonnablement, être détruit, d'où le racisme ;de même, tout individu qui ne se conforme pas en pensées et en actes aux lois de l'État est nuisible et doit être mishors d'état de nuire : poussé à son extrémité par un raisonnement absolu, ceci conduit au totalitarisme.Ainsi, la raison engendre, elle aussi, des monstres : on nous dira qu'il ne s'agit que d'une raison pervertie.

Mais cetteraison pervertie est, néanmoins, une émanation de la raison ! C.

Synthèse : l'homme porté en lui du terrible et du fantastique. Comment comprendre, en une unité plus haute, cette faculté qu'a l'homme de sécréter des « monstres », deproduire du fantastique, du déroutant, du « hors normes », de l'effrayant ? Dans la thèse, l'imagination, la passion,etc., enfantaient ces étranges créatures.

Dans l' antithèse, la raison elle-même (pervertie, bien sûr), était àl'œuvre.

En somme, le sommeil de la raison, mais aussi cette puissance elle-même, sont sources de proliférationsinquiétantes.Mais c'est qu'en vérité l'homme, dans la totalité de son être, produit et engendre du fantastique et du terrible.

Il ya, au fond de lui-même, dans son imagination et sa passion mais aussi dans sa raison, de l'inhumain, des imagesgrimaçantes et caricaturales, des fantasmes inquiétants ou monstrueux.

L'humain et son ordre comportent, parnature, du désordre, de l'étrange, de l'inhumain, des productions complexes ou « anomaliques ».

Notre raison peutdevenir folle et engendrer des monstres car l'homme est un être qui naît sans références précises et délimitées aunom desquelles il puisse agir (comme c'est le cas des animaux) et, par conséquent, ses productions intellectuellessont sans frein ni limites.

Cet engendrement n'est donc pas extérieur à la raison mais lui est inhérent parce quel'homme, en sa totalité, est un être porté à l'excès, à la violence, à la démesure.

Même les activités intellectuelleset rationnelles de l'homme véhiculent un déploiement étrange et désordonné.

Partout chez l'homme, les monstres,bien cachés parfois, sont enfouis.. »

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