Le sommeil de la raison engendre des monstres (Goya)
Publié le 05/02/2005
Extrait du document
«
puissance de l'imagination grouille manifestement d'un fantastique bourré de « monstres ».
Surgissent, en elle, desreprésentations fantastiques ou monstrueuses, quand se suspend le contrôle de la raison.
Alors prolifèrent debizarres ou monstrueux tableaux.
De même en ce qui concerne la passion, quand meurt, chez le passionné, l'attituderationnelle, alors, dans ce sommeil de la raison, naissent les « monstres ».
L'avare ou le jaloux engendrentd'étranges constructions et semblent captifs de fantômes grimaçants.
L'avare accumule, interminablement,cristallisant toutes ses puissances affectives sur sa cassette.
N'y a-t-il pas du « monstre » en son imaginaire ?Ainsi la raison semble créer des puissances lumineuses où l'homme retrouve sa face spirituelle de puissance et depaix, tandis que son sommeil paraît nous faire entrer dans l'univers grimaçant et angoissant du fantastique et desmonstres.
Mais les choses sont-elles si simples ? N'oublions pas que l'oeuvre de Goya est de la fin du xviii et quetout ce siècle a été celui des Lumières, de la raison porteuse de vérité.
Or Goya, à la fin de ce temps, a peut-êtrecréé une oeuvre qui ne reflétait qu'un moment du devenir, qui ne voyait qu'une dimension de la raison.
Allons doncplus avant et tentons d'apercevoir quelque autre dimension.
B.
Antithèse : quand la raison elle-même engendre des monstres.
Est-ce le sommeil de la raison qui engendre des monstres ou bien la raison elle-même, en son exercice ultime ? Laphrase que nous avions à commenter se situe dans le droit fil de la pensée des Lumières ; elle privilégie la raison, enlaquelle elle voit la faculté de créer et d'engendrer ce qui est « dans les normes », transparent, idéal.
Mais si ceprésupposé était rigoureusement inexact, si la raison devait être l'objet d'un réexamen radical, qu'en conclure ? Telleest la question que l'on peut se poser.La raison, elle aussi, peut créer des réalités terrifiantes, des « monstres ».
En effet, elle ne désigne pas seulementune simple faculté théorique de l'esprit, faculté de distinguer le vrai du faux.
Cet exercice théorique estindissolublement lié à un certain pouvoir.
Or, pour se constituer, dans l'espace du grand rationalisme classique, cettepuissance de la raison semble avoir bel et bien enfanté des réalités cruelles, étranges, aussi étranges outerrifiantes, par moments, que celles qui sont engendrées par le sommeil de la raison.
Ainsi, Michel FOUCAULT a-t-ilmontré dans l'Histoire de la folie à l'âge classique que le triomphe de la raison classique (celle du xvii ième siècle) estlié à des gestes de refus et d'exclusion.
Donnons un exemple : jusqu'à la Renaissance comprise, la folie a étéacceptée et admise dans la vie quotidienne, mais à partir du xvii siècle l'internement, se constitue : on enfermealors tous ceux qui ne semblent pas « conformes » aux normes rationnelles.
Cela signifie que la raison (commeexercice et comme pouvoir) s'épure, mais elle s'épure en envoyant en quarantaine tout ce qui lui semble chaotique.En ce travail, elle engendre parfois des réalités terribles, sombres, « noires », dont le meilleur exemple est cetHôpital général où elle isole la folie qui lui semble scandaleuse.
Après tout, la raison victorieuse crée des ensemblesgrouillants d'anomalies bizarres.
Elle enfante, elle aussi, des monstres ! Dans l'Hôpital général, on maintient lesinsensés par un système de contraintes physiques, on les enchaîne aux murs et aux lits, on les maltraite.
Où est laclaire lumière de la raison ? La raison classique ne fut rien d'autre qu'un pouvoir singulier, pouvoir de mettre enquarantaine tout le négatif d'une société.
Elle inventa la première forme de l'asile et, plus tard, au xviii ième siècle,elle se fit « disciplinaire », comme le montre M.
FOUCAULT dans un autre de ses ouvrages, Surveiller et punir.
Apartir du xviii ième siècle, tout particulièrement, la société devient, en effet, disciplinaire : elle s'efforce de mieuxcontrôler les individus.
A l'école, à la caserne, à l'hôpital, on met alors au point des règlements minutieux pour mieuxdresser les sujets.
Pourtant ce siècle est celui des Lumières, de la raison inventant les libertés et guidant leshommes.
Mais les Lumières, instaurant une société de « discipline », ont, elles aussi, créé des « monstres », desnormes terribles et effrayantes.
Ainsi, sous la bannière de la raison, s'est formé un mouvement où se sont créées etengendrées des anomalies, des calamités, des bizarreries.
La raison s'est comportée comme un dictateur à l'égardde tout le réel et ce qu'elle a enfanté est parfois bien étrange.
Par certains côtés, d'ailleurs, la civilisation actuelle aété conduite jusqu'à la barbarie.
Or on peut se demander si cette barbarie où foisonnent les monstruosités (lescamps de concentration, par exemple) n'est pas le produit d'une certaine forme de raison.
C'est bien ce qu'asouligné la réflexion contemporaine : tout ce qui ne se conforme pas aux critères du calcul et de l'utilité est suspectà la raison.
Mais ce processus où l'on valorise uniquement calcul et utilité est très dangereux ! La barbarie naît del'exercice de la raison travaillant sur des prémisses absurdes, tenues pour des axiomes évidents de la pensée.
Envoici deux exemples : tout « étranger » est dangereux et doit donc, raisonnablement, être détruit, d'où le racisme ;de même, tout individu qui ne se conforme pas en pensées et en actes aux lois de l'État est nuisible et doit être mishors d'état de nuire : poussé à son extrémité par un raisonnement absolu, ceci conduit au totalitarisme.Ainsi, la raison engendre, elle aussi, des monstres : on nous dira qu'il ne s'agit que d'une raison pervertie.
Mais cetteraison pervertie est, néanmoins, une émanation de la raison !
C.
Synthèse : l'homme porté en lui du terrible et du fantastique.
Comment comprendre, en une unité plus haute, cette faculté qu'a l'homme de sécréter des « monstres », deproduire du fantastique, du déroutant, du « hors normes », de l'effrayant ? Dans la thèse, l'imagination, la passion,etc., enfantaient ces étranges créatures.
Dans l' antithèse, la raison elle-même (pervertie, bien sûr), était àl'oeuvre.
En somme, le sommeil de la raison, mais aussi cette puissance elle-même, sont sources de proliférationsinquiétantes.Mais c'est qu'en vérité l'homme, dans la totalité de son être, produit et engendre du fantastique et du terrible.
Il ya, au fond de lui-même, dans son imagination et sa passion mais aussi dans sa raison, de l'inhumain, des imagesgrimaçantes et caricaturales, des fantasmes inquiétants ou monstrueux.
L'humain et son ordre comportent, parnature, du désordre, de l'étrange, de l'inhumain, des productions complexes ou « anomaliques ».
Notre raison peutdevenir folle et engendrer des monstres car l'homme est un être qui naît sans références précises et délimitées aunom desquelles il puisse agir (comme c'est le cas des animaux) et, par conséquent, ses productions intellectuelles.
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