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Le rocher de Sisyphe

Publié le 18/03/2015

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Le rocher de Sisyphe

À cet instant subtil où l'homme se retourne sur sa vie, Sisyphe, revenant vers son

rocher, contemple cette suite d'actions sans lien qui devient son destin, créé par lui,

uni sous le regard de sa mémoire et bientôt scellé par sa mort. Ainsi, persuadé de

l'origine tout humaine de tout ce qui est humain, aveugle qui désire voir et qui sait

que la nuit n'a pas de fin, il est toujours en marche. Le rocher roule encore. Je

laisse Sisyphe au bas de la montagne ! On retrouve toujours son fardeau. Mais

Sisyphe enseigne la fidélité supérieure qui nie les dieux et soulève les rochers. Lui

aussi juge que tout est bien. Cet univers désormais sans maître ne lui paraît ni stérile

ni futile. Chacun des grains de cette pierre, chaque éclat minéral de cette montagne

pleine de nuit, à lui seul forme un monde. La lutte elle-même vers les sommets

suffit à remplir un coeur d'homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux.

Camus, Le Mythe de Sisyphe, Gallimard.

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« Le rocher de Sisyphe 29 des sources que la légende représente aux Enfers, versant indéfiniment de l'eau dans des tonneaux sans fond.

Pourquoi ? La question du sens des actions s'étend bien vite à celle du sens de la vie.

Dans le ciel dont les dieux s'absentent, nul signe désormais n'est adressé aux mortels, seuls devant leur tâche.

La simple reconduction de la vie, de jour en jour, appelle effort.

L'homme s'invente les moyens de persévérer dans l'être, et la vie n'est plus ce don accordé pour toujours par les Dieux.

Sisyphe, un instant, s'arrête, au moins intérieu­ rement.

Alors s'esquisse la sagesse simple d'une interrogation première.

Quelle vie voulons-nous vivre ? Et quel bien mérite d'être recherché pour lui-mê~e? Questions fondatrices, dont Aristote fait l'ouverture de l' Ethique à Nicomaque.

Ce livre est bien d'éthique, en son sens grec et originaire tout à la fois.

Quelle est la façon d'être des hommes? Et comment régler cette façon d'être qui à la longue singularise la version qu'un indi­ vidu donne de l'humanité ? Peut-on vivre comme si on avait déjà répondu, comme si tout allait de soi ? Le modus vivendi appelle un ars vivendi, un art de vivre, une éthique au sens pre­ mier.

La tâche de la vie se redéfinit.

Non la morne extériorité sem­ blable à elle-même en raison des travaux qui la composent en se reproduisant, mais la décision proprement humaine de choisir un trajet, de donner sens en osant la liberté.

Sisyphe est seul, comme tous les hommes au moment du choix.

Loin de disqualifier toute perspective d'accomplissement, l'identité des jours, des nuits, des saisons, des époques de la vie, des gestes quotidiens, ouvre à chaque homme le champ de son affirmation, de la création de soi.

Le temps se proportionne aux élans de la vie, aux jaillissements qui l'inventent, et peu importe alors le désir d'éternité qui voudrait le soustraire à l'aventure sous le prétexte que prend fin, un jour, ce qui avait été rêvé, construit, soigné: la finitude est là, qui invite à recom­ mencer, mais sans mépriser l'éphémère destin des actions et des espoirs, des patiences vives et de ténacités accomplies, apaisées dans leur ouvrage.

Sisyphe ne peut se réconcilier avec la vie qu'en prenant la mesure de ce monde où il doit inscrire sa destinée.

Sa force renaîtra toujours s'il décide de vivre sa vie d'homme, de se passer de dieux tour à tour protecteurs et menaçants.

La peur n'est plus de mise, ni la lassitude.

C'est que les rythmes quoti­ diens ne sont pas l'essentiel.

Ils rendent la vie possible, simple-. »

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