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Le poids le plus lourd - Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, L. IV, § 341 - Commentaire.

Publié le 28/04/2013

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nietzsche

 

« Que dirais-tu si un jour, si une nuit, un démon se glissait jusque dans ta solitude la plus reculée et te dise : ‘Cette vie telle que tu la vis maintenant et que tu l'as vécue, tu devras la vivre encore une fois et d'innombrables fois ; et il n’y aura rien de nouveau en elle, si ce n’est que chaque douleur et chaque plaisir, chaque pensée et chaque gémissement et tout ce qu'il y a d'indiciblement petit et grand dans ta vie devront revenir pour toi, et le tout dans le même ordre et la même succession — cette araignée-là également, et ce clair de lune entre les arbres, et cet instant-ci et moi-même. L’éternel sablier de l’existence ne cesse d’être renversé à nouveau — et toi avec lui, ô grain de poussière de la poussière !’ — Ne te jetterais-tu pas sur le sol, grinçant des dents et maudissant le démon qui te parlerait de la sorte ? Ou bien te serait-il arrivé de vivre un instant formidable où tu aurais pu lui répondre : ‘Tu es un dieu, et jamais je n’entendis choses plus divines !’ Si cette pensée exerçait sur toi son empire, elle te transformerait, faisant de toi, tel que tu es, un autre, te broyant peut-être : la question posée à propos de tout, et de chaque chose : ‘voudrais-tu ceci encore une fois et d'innombrables fois ?’ pèserait comme le poids le plus lourd sur ton agir ! Ou combien ne te faudrait-il pas témoigner de bienveillance envers toi-même et la vie, pour ne désirer plus rien que cette dernière, éternelle confirmation, cette dernière, éternelle sanction ! «

Friedrich Nietzsche (1844-1900), Le Gai Savoir (1882), L. IV, § 341, tr Pierre Klossowski, Paris, 10-18, 1973, p. 330.

 

 

 

 

            Nous sommes à l’été 1881. Nietzsche séjourne alors en Haute-Engadine dans un village de Sils-Maria. Au cours d’une promenade dont le penseur est familier et coutumier sur les bords du lac Silvaplana, près d’une saillie rocheuse — sur laquelle est encore aujourd’hui fixée une plaque qui rapporte l’événement — il a pour la première fois éprouvé l’intuition ou la révélation de l’Éternel retour. Sur quoi se fonde cette intuition ? Les événements du monde sont en nombre fini, les combinaisons possibles sont  elles aussi définies. Chacun de nos instants est donc appelé à faire retour, à revenir. Depuis lors, nous  repasserons indéfiniment par les mêmes moments, et nous revivrons éternellement cette existence que nous vivons présentement. 

nietzsche

« idée m’est venue ».

L’hypothèse de l’Éternel retour requiert d’adopter le « point de vue supra-historique » avec ses présuppo sés philosophiques sur le temps et l’histoir es et ses implications éthiques : a urions -nous l’audace ou le courage de revivre éternellement toute notre exi stence avec ses peines et ses joies telle que nous l’avons vécue ? En effet, « Que dirais -tu si un jour, si une nuit, un démon se glissait jusque dans ta solitude ? » D’emblée la que stion sonne comme un défi, un « coup de marteau », pour repr endre le style de penser de Nietzsche.

S’agit -il ici d’une vaine et gratuite provocation, d’une prophétie, d’une ligne poétique ? L a thèse soutenue d’un Éternel retour est inséparable de la sty listique ou de l’ écriture fragmentaire du poè te-penseur.

Cette f ormulation pointue et aiguisée se magnifie comme l’expression d’un « démon » dans un climat d’étrangeté et d’ inquiétude.

Les détails les plus insignifiants de notre vie, destinés à être revécus i ntégralement et éternellement se chargent pour le moins de my stère.

Il faut prendre cette hypothèse au sérieux.

Si Nietzsche a recours à des formules fracassantes et déstabilisantes, toujours est -il quelles ne sont jamais dépourvues de signification.

Lou S alomé dans l’ouvrage qu’elle consacre à son ami raconte qu’ il ne parlait de l’Éternel retour qu’à voix basse et en t remblant.

« La pensée fondamentale du ‘Retour éternel’, apparaît ici peut -être plus distinctement, et plus directement, que dans aucun de se s écrits ultérieurs, car Nietzsche ne supporta jamais de passer sous silence ce qui emplissait et animait sa pensée.

Mais il était encore tellement bouleversé à l'idée de dévoiler sa nouvelle découverte, qu'il inséra son idée du ‘Retour éternel’, comme une boutade sans importance, au milieu de ses autres idées, de sorte que le lecteur inattentif n'aperçoit pas, tout d'abord, le rapport caché qui la relie à l'austère considé ration finale.

Incipit Tragedia, - cet aveu fait à voix si basse que le monde entier ne l'entend pas, que le monde entier ne nous entend pas » (Aurore, Avant-propos , 5).
 Cette pensée se cache donc parmi les autres, et semble la plus dissimulée de toutes ; mais Nietzsche, dont l'esprit prenait un goût si vif à tous les déguisements, s’est plu à nous la livrer dans sa nudité complète, sachant que le meilleur moyen de cacher une chose, c'est, très souvent, de lui retirer son masque.

Effectivement, il considéra cette pensée, dès cette époque, comme une fatalité inéluctable qui cherchait ‘à le transformer et à le broyer’ ; il lutta afin d'acquérir la force nécessaire pour se l'avouer à lui -même, et la dévoiler aux hommes dans toute son ampleur, comme une vérité irréfutable.

Jamais je ne pourrai oublier les heures où il me la confia pour la premi ère fois, comme un secret dont la vérification et la confirmation lui causaient une horreur indicible : il n’en parlait qu’à voix basse, et avec les signes manifestes de la terreur la plus profonde.

Et la vie, en vérité, le faisait si cruellement souffrir, que la certitude du Retour éternel devait être pour lui quelque chose d'atroce.

» (Lou Andreas Salomé, Fréderick Nietzsche).

Revenons à Nietzsche : « Cette vie telle que tu la vis maintenant et que tu l'as vécue, tu devras la vivre encore une fois et d'in nombrables fois » : tout reviendra , éternellement.

Le temps tel que nous nous le représentons et tel que le conçoit la science historique et plus tardivement le christianisme dans sa conception historique avec ses concepts de création, de péché, de réde mption sont irréversibles .

Le temps serait linéaire, perçu comme les consécutions successives de passé, présent, et futur.

Dès lors, chaque moment, tout instant est englouti à jamais.

Le temps ainsi représenté est comme un fleuve tranquille , une ligne parcourue par un mobile qui ne revient jamais en arrière.

Nietzsche fustige violemment cette image fallacieuse de la temporalité pour renouer avec la version grecque du temps circulaire.

Pour les penseurs antiques et plus précisément pour les présocratiques, l e temps était com pris selon une métaphore musicale comme un rythme , comme un tracé circulaire qui incessamment rep asserait par les mêmes phases, aux mêmes endroits ; non pas un point mobile sur une ligne, mais un point infinie décrivant toujours le même ce rcle dans une course indéfinie, « toujours recommencée » pour reprendre le mot de P.

Valéry.

Par-delà la polémique avec le platonisme , Niet zsche rejoint Platon qui dans le Timée pense le temps sur le mode de « l’image mobile de l’éternité immobile ».

Cette approche de la circularité du temps n’est pas propre à Platon.

Nous la retrouvons chez les Stoïciens qui avaient expressément réfléchi cette thématique.

Pour eux, au terme d’un cycle de. »

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