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« Le poète n'est pas plus futile que le physicien. L'un et l'autre recoupent des vérités, mais celle du poète est plus urgente car il s'agit de sa propre conscience. » Expliquez et commentez ce jugement inscrit par Saint-Exupéry dans ses Carnets. ?

Publié le 03/04/2009

Extrait du document

physicien

 

Durant des siècles, le poète n'occupa, dans la société, qu'une situation subalterne. Dans l'Odyssée, il apparaît comme un aveugle mendiant qui, installé près de la porte de la salle où les prétendants à la main de Pénélope font bombance, attend, avec les chiens, qu'on lui lance quelques reliefs du festin. Chez les Romains, il se présente souvent comme le parasite d'un patricien, voire d'un monarque, payant de ses poèmes et de ses bons mots l'hospitalité qu'on lui accorde, mais toujours à la merci des caprices de son hôte. Au Moyen âge, sans doute trouverions-nous des seigneurs provinciaux et même le prince Charles d'Orléans parmi nos trouvères et nos troubadours; mais le portrait de Gringoire, que nous a tracé Théodore de Banville, efface ces images exceptionnelles, et nous gardons le souvenir d'un pauvre hère, mangeant son croûton près de l'auberge dont il hume les alléchantes odeurs afin de se donner l'illusion de garnir son pain sec avec des mets délicieux. Arrivons au temps de Henri IV, de Louis XIII : M. de Malherbe, qui rime à ses heures mais tranche du haut de sa condition de gentilhomme, affirme qu'un poète n'est « pas plus utile, dans l'État, qu'un joueur de quilles «. Quelques lustres plus tard, un directeur de théâtre connu sous le nom de Molière se moque ainsi de ceux qui, pour vivre, font profession d'écrire :

Il semble à trois gredins, dans leur petit cerveau, Que, pour être imprimés et reliés en veau, Les voilà dans l'État d'importantes personnes...

Il faut arriver au XVIIIe siècle pour voir les « intellectuels «, comme nous dirions aujourd'hui, relever la tête devant la noblesse et la bourgeoisie qui, officiellement (par la place que leur réserve le régime) ou insidieusement (par la puissance de l'argent), dirigent l'opinion. Le « philosophe « — comme on dit alors, et le mot désigne aussi bien le savant que le dramaturge, le romancier, l'essayiste, le poète — prend place dans les salons; non seulement on l'y accueille, mais on se pare de son prestige; on le prie même dans les cours européennes. La Révolution passée, qui bouscula toutes les traditions, Victor Hugo place le poète au tout premier plan, avant les gens de condition, avant les ministres, avant les chefs d'État, — parmi les mages, parmi les prophètes élus du Tout-Puissant et qui ouvrent aux peuples la route à suivre vers une destinée fixée de toute éternité, mais ignorée du vulgaire. On aurait pu penser qu'après un siècle durant lequel la science et son alliée la technique ont conquis le monde, le poète se serait définitivement effacé devant le prestige du savant et de l'ingénieur; et, en fait, il en est bien ainsi puisque, si les journaux et les revues accordent encore quelque place à la littérature, ils la consacrent au roman et au théâtre plus qu'à la poésie. Cependant, un des plus grands écrivains du XXe siècle — à la fois technicien, inventeur et poète et qui, par conséquent, put comparer en connaissance de cause le travail de celui qui invente une forme d'aileron ou un train d'atterrissage et le travail de celui qui écrit le Petit Prince — se demande pourquoi on néglige aujourd'hui le poète, alors qu'on loue urbi et orbi les étonnants résultats auxquels le physicien est parvenu dans la connaissance et la transformation de la matière. Contrairement à ce qu'on croit, « le poète n'est pas plus futile que le physicien. L'un et l'autre recoupent des vérités, mais celle du poète est plus urgente car il s'agit de sa propre conscience «. Faut-il voir là un paradoxe ou une profonde vérité?

 

physicien

« s'agit-il? Il s'agit de vérités « plus urgentes », ose dire Saint-Exupéry : la connaissance de sa propre conscience.Connais-toi toi-même : en ce précepte se résuma longtemps la sagesse antique.

L'homme pense avant d'agir, etcomment le pourrait-il, s'il ne connaissait d'abord ses possibilités, ses propensions, et s'il ne portait un jugement devaleur sur les unes et les autres? Quoi que l'on fasse, on ne connaît jamais les autres que d'après soi-même; et celajustifie la méthode de Montaigne qui, toute sa vie, analysa son comportement afin de découvrir en lui-même « laforme de l'humaine condition ».

Le poète n'agit-il pas comme Montaigne? Même s'il ne cherche pas à s'élever vers legénéral, il renouvelle la poésie en découvrant en soi des états d'âme qui se contredisent, se renforcent ous'annulent l'un par l'autre.

Rien de plus instructif, à ce propos, que l'évolution de Victor Hugo depuis ses Odes de1822 jusqu'à ses grandes œuvres finales.

Mais rien de plus instructif aussi que celle de Saint-Exupéry qui, parti d'unromantisme de l'aventure, aboutit à la poésie du Petit Prince et à l'évangélisme de Citadelle.

Derrière ses œuvres,toute la vie du poète-aviateur apparaît en filigrane.

On devine l'angoissante quête de l'homme obligé, à chaquemoment crucial de son existence, de se trouver une raison de vivre qui n'est jamais « ni tout à fait la même ni toutà fait une autre » ; de l'homme qui devra mourir, selon le sort commun, avant d'avoir découvert la vérité absoluedésirée au sortir du « vert paradis des amours enfantines ».En dépit de quelques similitudes, la différence est donc grande entre le poète et le physicien.

Celui-ci ajoute sapierre à un édifice construit par tous les savants qui l'ont précédé.

Il participe à un travail collectif, directementutilisable par la communauté.

Le poète, lui, se contente d'exprimer sa propre vie, même lorsqu'il prétend guiderl'humanité, même lorsque, dans Citadelle, il lasse son lecteur en lui prêchant sans fin une morale fluctuante etcependant rigide.

Il exprime les aspirations de sa vie mentale, ses angoisses, ses tourments, son bonheur de vivre,son idéal, son drame personnel où nous reconnaissons toujours un peu le nôtre.

Oui, tout vrai poète ne connaît quesoi, n'exprime que soi.

Mais ne l'accusons point, pour cela, de futilité; car il nous restitue à l'éminente dignité del'homme.

Il nous rappelle qu'au-delà des instruments et des joujoux dont nous nous servons avec émerveillement enremerciant l'ingénieur qui les a imaginés, au-delà des connaissances purement intellectuelles qui nous permettent deconcevoir la matière ou d'analyser la pensée qui pense la matière, il y a la vie qui nous est offerte on ne saitpourquoi, et que nous voulons lui donner un sens.

« Divertissements » modernes par excellence, la science et latechnique pourraient nous faire oublier ce grand mystère.

Soyons reconnaissants au poète qui rénove pour nous, àchaque instant, la merveilleuse et tragique aventure de la vie.Avant tout nous importe notre propre vie, ce qu'il y a de plus individuel, de plus irremplaçable en nous, de plusincommunicable disait Gide dans ses Nourritures terrestres.

Quand j'ai mal, c'est à ma propre oreille, non à l'oreilledécrite par l'anatomiste.

Quand je souffre, c'est dans ma conscience, non dans la conscience décrite par lepsychologue.

Le physicien pourvoit l'humanité de puissants moyens d'action mais, sauf quand il satisfait mon goûtdu merveilleux et met en branle mon imagination, il ne fait rien pour moi; il ne soulage pas ma peine, ne mecommunique pas son allégresse; il me laisse avec le sentiment désespéré de mon état d'incurable, de grand vieillard,d'amoureux déçu, d'affamé d'absolu...

Tandis que le poète, en m'incitant à devenir mon propre poète, en redonnantau monde le vernis du neuf, en lui restituant son merveilleux, cohabite avec moi, m'aide à vivre, ressuscite le petitprince que tout homme emporte avec lui dans la tombe. Conclusion. Mettre en parallèle la futilité du physicien et celle du poète, l'utilité du poète et celle du physicien : il y a là certes une boutade; car on n'imagine guère l'humanité du xxe siècle sans le physicien qui a organisé le mondeéconomique moderne et qui nous procure tant d'instruments jugés indispensables à la vie civilisée.

Cependant,Saint-Exupéry nous rappelle fort opportunément que nous n'avons pas seulement un corps à choyer, uneintelligence à exercer, des désirs à combler, mais une âme,' strictement individuelle; que la science ne peut rien pourelle et que pourtant c'est d'elle, avant tout, que nous devons prendre soin.

Réagissant contre l'espritcommunautaire et contre la déification du Progrès, il nous donne, en définitive, une leçon d'individualisme et despiritualité.. »

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