« Le pari » de Blaise PASCAL
Publié le 16/01/2020
Extrait du document
Infini — rien. — Notre âme est jetée dans le corps, où elle trouve nombre, temps, dimensions. Elle raisonne là-dessus, et appelle cela nature, nécessité, et ne peut croire autre chose (1).
L’unité jointe à l’infini ne l’augmente de rien, non plus qu’un pied à une mesure infinie. Le fini s’anéantit en présence de l’infini, et devient un pur néant. Ainsi notre esprit devant Dieu ; ainsi notre justice devant la justice divine. Il n’y a pas si grande disproportion entre notre justice et celle de Dieu, qu’entre l’unité et l’infini. Il faut que la justice de Dieu soit énorme comme sa miséricorde; or, la justice envers les réprouvés est moins énorme et doit moins choquer que la miséricorde envers les élus (2).
Nous connaissons qu’il y a un infini, et ignorons sa nature. Comme nous savons qu’il est faux que les nombres soient finis, donc il est vrai qu’il y a un infini en nombre : mais nous ne savons ce qu’il est. Il est faux qu’il soit pair, il est faux qu’il soit impair ; car, en ajoutant l’unité, il ne change point de nature ; cependant c’est un nombre, et tout nombre est pair ou impair (il est vrai que cela s’entend de tout nombre fini). Ainsi on peut bien connaître qu’il y a un Dieu sans savoir ce qu’il est (3).
N’y a-t-il point une vérité substantielle, voyant tant de choses vraies qui ne sont point la vérité même?
Nous connaissons donc l’existence et la nature du fini, parce que nous sommes finis et étendus comme lui. Nous connaissons l’existence de l’infini et ignorons sa nature, parce qu’il a étendue comme nous, mais non pas des bornes comme nous. Mais nous ne connaissons ni l’existence ni la nature de Dieu, parce qu’il n’a ni étendue ni bornes.
Mais par la foi nous connaissons son existence; par la gloire nous connaîtrons sa nature. Or, j’ai déjà montré qu’on peut bien connaître l’existence d’une chose, sans connaître sa nature.
Parlons maintenant selon les lumières naturelles.
S’il y a un Dieu, il est infiniment incompréhensible, puisque, n’ayant
1. Pascal commence ici par rappeler, comme on l’a vu, la relativité et la finitude de notre savoir.
2. On reconnaît l’argumentation issue du principe qui préside à la Sommation des puissances numériques : ainsi en va-t-il des quantités d’un ordre de grandeur différent.
3. L’infini est, pour l’être fini que nous sommes, proprement incompréhensible, comme le rappelait le fragment des Pensées sur la disproportion de l’homme (ci-dessus, chapitre 2).
Mais «... tout ce qui est incompréhensible ne laisse pas d’être. Le nombre infini. L’espace infini égal au fini... » (Pensées, Lafuma 149).
Qui blâmera donc les chrétiens de ne pouvoir rendre raison de leur créance, eux qui professent une religion dont ils ne peuvent rendre raison? Ils déclarent, en l’exposant au monde, que c’est une sottise, stultitiam, et puis vous vous plaignez de ce qu’ils ne la prouvent pas ! S’ils la prouvaient, ils ne tiendraient pas parole : c’est en manquant de preuves qu’ils ne manquent pas de sens. — Oui ; mais encore que cela excuse ceux qui l’offrent telle, et que cela les ôte du blâme de la produire sans raison, cela n’excuse pas ceux qui la reçoivent. — Examinons donc ce point, et disons : « Dieu est, ou il n’est pas. » Mais de quel côté pencherons-nous ? La raison n’y peut rien déterminer. Il y a un chaos infini qui nous sépare. Il se joue un jeu, à l’extrémité de cette distance infinie, où il arrivera croix ou pile. Que gagerez-vous ? Par raison, vous ne pouvez faire ni l’un ni l’autre; par raison, vous ne pouvez défendre nul des deux (4). Ne blâmez donc pas de fausseté ceux qui ont pris un choix ; car vous n’eh savez rien. — Non : mais je les blâmerai d’avoir fait, non ce choix, mais un choix ; car, encore que celui qui prend croix et l’autre soient en pareille faute, ils sont tous deux en faute : le juste est de ne point parier.
— Oui, mais il faut parier : cela n’est pas volontaire, vous êtes embarqué. Lequel prendrez-vous donc? Voyons. Puisqu’il faut choisir, voyons ce qui vous intéresse le moins. Vous avez deux choses à perdre, le vrai et le bien ; et deux choses à engager, votre raison et votre volonté, votre connaissance et votre béatitude ; et votre nature a deux choses à fuir, l’erreur et la misère. Votre raison n’est pas plus blessée, puisqu’il faut nécessairement choisir, en choisissant l’un que l’autre. Voilà un point vidé ; mais votre béatitude ? Pesons le gain et la perte, en prenant croix que Dieu est. Estimons ces deux cas : si vous gagnez, vous gagnez tout ; si vous perdez, vous ne perdez rien. Gagez donc qu’il est, sans hésiter.
— Cela est admirable : oui, il faut gager : mais je gage peut-être trop. — Voyons. Puisqu’il y a pareil hasard de gain et de perte, si vous n’aviez qu’à gagner deux vies pour une, vous pourriez encore gager. Mais s’il y en avait trois à gagner, il faudrait jouer (puisque vous êtes dans la nécessité de jouer), et vous seriez imprudent, lorsque vous êtes forcé à jouer, de ne pas hasarder votre vie pour en gagner trois à un jeu où il y a pareil hasard de perte et de gain. Mais il y a une éternité de vie et de bonheur. Et cela étant, quand il y aurait une infinité de hasard dont
«
ni parties ni bornes, il n'a nul rapport à nous : nous sommes donc
incapables de connaître ni ce qu'il est, ni s'il est.
Cela étant, qui osera
entreprendre de résoudre cette question? Ce n'est pas nous, qui n'avons
aucun rapport à lui ..
Qui blâmera donc les chrétiens de ne pouvoir rendre raison de leur
créance, eux qui professent une religion dont ils ne peuvent rendre
raison? Ils déclarent, en l'exposant au monde, que c'est une sottise,
stultitiam, et puis vous vous plaignez de ce qu'ils ne la prouvent pas ! S'ils
la prouvaient, ils ne tiendraient pas parole : c'est en manquant de preuves
qu'ils ne manquent pas de sens.
- Oui; mais encore que cela excuse
ceux qui l'offrent telle, et que cela les ôte du blâme de la produire sans
raison, cela n'excuse pas ceux qui la reçoivent.
- Examinons donc ce
point, et disons : « Dieu est, ou il n'est pas.
»Mais de quel côté pencherons
nous? La raison n'y peut rien déterminer.
Il y a un chaos infini qui nous
sépare.
Il se joue un jeu, à l'extrémité ·de cette distance infinie, où il
arrivera croix ou pile.
Que gagerez-vous? Par raison, vous ne pouvez faire
ni l'un ni l'autre; par raison, vous ne pouvez défendre nul des deux (4).
Ne blâmez donc pas de fausseté ceux qui ont pris un choix; car vous n'en
savez rien.
- Non : mais je les blâmerai d'avoir fait, non ce choix, mais
un choix; car, encore que celui qui prend croix et l'autre soient en pareille
faute, ils sont tous deux en faute : le juste est de ne point parier.
- Oui, mais il faut parier : cela n'est pas volontaire, vous êtes embarqué.
Lequel prendrez-vous donc? Voyons.
Puisqu'il faut choisir, voyons ce
qui vous intéresse le moins.
Vous avez deux choses à perdre, le vrai et
le bien; et deux choses à engager, votre raison et votre volonté, votre
connaissance et votre béatitude ; et votre nature a deux choses à fuir,
l'erreur et la misère.
Votre raison n'est pas plus blessée, puisqu'il faut
nécessairement choisir, en choisissant l'un que l'autre.
Voilà un point
vidé; mais votre béatitude ? Pesons le gain et la perte, en prenant croix
que Dieu est.
Estimons ces deux cas : si vous gagnez, vous gagnez tout;
si vous perdez, vous ne perdez rien.
Gagez donc qu'il est, sans hésiter.
- Cela est admirable : oui, il faut gager : mais je gage peut-être trop.
-
Voyons.
Puisqu'il y a pareil hasard de gain et de perte, si vous n'aviez
qu'à gagner deux vies pour une, vous pourriez encore gager.
Mais s'il
y en avait trois à gagner, il faudrait jouer (puisque vous êtes dans la
nécessité de jouer), et vous seriez imprudent, lorsque vous êtes forcé à
jouer, de ne pas hasarder votre vie pour en gagner trois à un jeu où il
y a pareil hasard de perte et de gain.
Mais il y a une éternité de vie et
de bonheur.
Et cela étant, quand il y aurait une infinité de hasard dont
4.
S'il s'agit de l'existence ou de l'inexistence de Dieu, la raison seule n'y peut rien déterminer.
Elle ne peut trancher, comme à pile ou face.
Les chances sont égales.
Égales aussi les « raisons » de parier.
119.
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