Le naturaliste Jean Rostand a écrit : « Il suffit de quelques savants pour doter l'humanité d'un monstrueux pouvoir, mais pour la rendre digne d'en user, il ne suffit pas de quelques hommes. » Que pensez-vous de cette affirmation ?
Publié le 20/06/2009
Extrait du document
Introduction. — Avant le développement de la science moderne, l'homme se complaisait aux récits fantastiques dans lesquels il se voyait revêtu d'une puissance magique capable de transformer le monde. Aujourd'hui, ces contes ne nous intéressent guère plus que par leur valeur littéraire ou comme témoins d'une époque, car le rêve est devenu réalité, et nous en sommes fiers. Cependant, l'étendue même du pouvoir dont nous disposons n'est pas sans danger : dans certains de ces contes de jadis, on voyait le bénéficiaire d'un privilège magique se révéler incapable d'en suspendre les effets et, d'un geste, détruire sans le vouloir ce qui lui était le plus cher; de même, la science moderne ne peut pas limiter l'exercice du pouvoir qu'elle a mis entre nos mains et nous empêcher d'en faire usage pour anéantir les richesses matérielles et morales qui constituent le patrimoine des nations civilisées, bien plus, pour nous anéantir nous-mêmes. On se rend compte aujourd'hui qu'il est plus facile d'augmenter la puissance de l'homme que de lui apprendre à s'en servir. Témoins cette réflexion de Jean Rostand : «Il suffit de quelques savants pour doter l'humanité d'un monstrueux pouvoir, mais pour la rendre digne d'en user, il ne suffit pas de quelques hommes. « Nous examinerons successivement les deux parties de cette assertion. I. — Origine et caractère de notre pouvoir. A. « Quelques savants «. — a) Nous serions tout d'abord enclins à taxer d'exagération manifeste les premiers mots de la pensée que nous examinons : il n'a évidemment pas suffi de « quelques savants « pour nous doter du pouvoir dont dispose l'humanité dans son action sur la matière. En effet, l'adjectif « quelques «, entendu strictement, désigne un tout petit nombre : trois ou quatre, tout au plus une demi-douzaine. Or, peut-on se contenter de cinq ou six noms pour rendre compte de l'ensemble des découvertes qui ont transformé la vie de l'homme contemporain, ou même pour expliquer les dernières conquêtes des diverses techniques, depuis la pénicilline et le penthotal jusqu'au microscope électronique et à la radioactivité artificielle ?
«
les découvertes scientifiques, y compris celle de la désintégration de l'atome, dont l'énergie peut servir à réduireencore la peine de l'homme comme à détruire les résultats de siècles d'efforts.Mais, précisément, le « monstrueux », c'est qu'une puissance si fantastique soit entre les mains d'un être si malpréparé à en faire un bon usage.
Nous nous indignons quand nous voyons un enfant jouer avec une arme à feu aurisque de tuer quelque compagnon de jeu et de se tuer lui-même.
Avec les forces dont dispose l'homme moderne, cen'est pas l'existence de quelques individus qui est en danger, mais celle de l'humanité entière, et nous devonsredouter que, s'ils s'abandonnent à leur égoïsme, les hommes, luttant pour la domination du monde, aboutissent àleur propre anéantissement.
On pourrait donc, dans ce sens, considérer comme « monstrueux » le pouvoir que lascience a valu à l'humanité.Mais cette « monstruosité » est le résultat naturel de l'intelligence et de la liberté qui restent pour l'homme lefondement de sa vraie dignité.
Nous devons n'y voir que l'envers et la rançon d'une incomparable grandeur.
Aussi,tout en redoutant le pire, est-il permis d'espérer le meilleur : l'augmentation vertigineuse de pouvoir, qui provoquedans l'humanité contemporaine une dangereuse crise de croissance, sera peut-être pour elle le facteur d'unehumanisation plus profonde.
Il suffit pour cela qu'elle apprenne à faire un bon usage de la puissance qui lui estdépartie.
II.
— L'usage de ce pouvoir.
Mais cet apprentissage n'est pas une petite chose, et, de même qu'il faut des années avant qu'il soit sage de laisserà l'individu la libre disposition des biens qui lui viennent de ses parents, de même, une longue éducation estnécessaire pour que l'humanité devienne capable d'user raisonnablement du pouvoir auquel ont abouti des siècles derecherche.
A.
Comment s'en «rendre digne». — Nous pouvons poursuivre cette comparaison et déterminer les conditions auxquelles l'humanité pourra faire un bon usage de sa puissance d'après celles qui sont requises pour que l'individusoit capable d'administrer humainement ses biens.
a) La première condition, fondement de toutes les autres», est d'être raisonnable, c'est-à-dire de se conduired'après une vue objective de la réalité et non d'après des préjugés ou des passions, de considérer les choses dansleur ensemble et de ne pas se laisser hypnotiser par l'immédiat.
Comme le dit le bon La Fontaine :On risque de perdre en voulant trop gagner, et la sagesse demande de calculer jusqu'aux conséquences les pluslointaines de ses actes.
b) Mais on ne peut pas s'en tenir à ce point de vue strictement égoïste.
Les biens de la terre n'ont pas pour butunique de satisfaire aux besoins de celui qui les possède : ils ont aussi une destination sociale, et celui qui estincapable de sortir du cercle de ses intérêts personnels n'est pas digne de disposer de ses biens.
De même, lepouvoir qui nous terrifie à la pensée des abus qu'on peut en faire peut se trouver entre les mains de quelques-uns;mais ceux-ci n'ont pas le droit d'en user à l'encontre des intérêts généraux de l'homme.
Par suite, seul est digne dedisposer de pouvoirs d'une telle portée celui qui a appris à subordonner ses intérêts personnels à ceux de l'humanité.
c) Or, pour que ce désintéressement soit possible, il est nécessaire, semble-t-il, de reconnaître, au-dessus del'humanité comme au-dessus de l'individu, une réalité ou du moins un ordre transcendant : Dieu, ou du moins un planidéal qui s'impose à tout être pensant.Les plus angoissés parmi les savants qui réfléchissent sur les perspectives de la guerre scientifique de demain sontceux qui, comme Jean Rostand, ne voient pas au-delà du monde de l'expérience et refusent à l'homme le pouvoir des'élever légitimement à la conception d'un idéal et d'un devoir, à plus forte raison à celle d'un Absolu, dans lequels'ancrent nos raisons et nos consciences individuelles.Il n'y a en effet qu'un moyen d'empêcher les hommes de faire un mauvais usage du pouvoir dont ils disposent :établir parmi eux une haute moralité, qu'il sera bien difficile de fonder sans recourir à la religion.
B.
« Il ne suffit pas de quelques hommes ». — Mais cette transformation est une oeuvre autrement difficile que la conquête des forces naturelles que nous devons aux savants.
a) Aussi, Jean Rostand a bien raison : « il ne suffit pas de quelques hommes » pour l'accomplir, ni même de quelquessavants.
En effet, une sage utilisation de son pouvoir exige une vertu bien plus haute que la découverte scientifiqueet, à plus forte raison, que l'adoption de méthodes ou de machines nouvelles.On a dit, sans doute, que l'esprit scientifique est principalement fait de qualités morales et on a fait valoir ledésintéressement du chercheur.
Mais il ne faudrait pas exagérer, il ne suffit pas qu'un travail ne conduise pas à larichesse pour qu'il soit dénué d'intérêt : pour la plupart des savants, la recherche est une carrière dans laquelle ilscherchent légitimement le succès; ils sont stimulés dans leurs efforts par l'ambition personnelle; seraient-ilsindifférents aux dignités et à la gloire, il n'en reste pas moins qu'ils sont portés par leurs goûts et qu'il leur encoûterait de renoncer à leurs travaux.C'est aussi par un mouvement spontané que les hommes adoptent les découvertes scientifiques qui augmentent leurpouvoir.
Nous avons le sentiment d'être dans la mesure où nous nous sentons puissants.
Par suite, on comprendl'attrait qu'exerce sur nous tout ce qui peut augmenter notre puissance.Au contraire, une sage utilisation du pouvoir dont il dispose exige de l'homme un renoncement véritable, unelimitation de sa volonté de puissance et de sa volonté d'être.
Pour l'obtenir, il ne suffit pas que quelques chefs defile en affirment la sagesse ou la nécessité : il reste à chacun de faire le sacrifice personnel du rêve qu'il avait fait..
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