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Le mythe de la « langue bien faite » d'A. A. COURNOT

Publié le 10/01/2020

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langue

Tenir l'invention d'une langue universelle pour un progrès majeur est profondément illusoire. Antoine Augustin Cournot, mathématicien et philosophe français du xix° siècle, s'interroge ici sur les raisons qui ont pu conduire plusieurs de ses illustres prédécesseurs à caresser malgré tout ce rêve plutôt vain.

On peut du moins, par ce qui précède, voir ce qu’il faut penser du projet d’une langue philosophique et universelle, auquel ont songé les plus grands génies du xviie siècle, Bacon, Descartes, Pascal, mais que Leibnitz surtout avait médité, d’après son propre témoignage, au point de s’occuper sérieusement des moyens d’exécution, ainsi que l’indiquent des passages déjà bien des fois cités. Cette langue philosophique ou cette caractéristique universelle (comme l’appelle Leibnitz), fondée sur un catalogue de toutes les idées simples, représentées chacune par un signe ou par un numéro d’ordre, aurait eu cet avantage sur toutes les langues vulgaires, de n’employer que des éléments doués de valeurs fixes, déterminées, invariables ; et par sa perfection même, elle aurait eu droit de prétendre à l’universalité. L’algèbre n’aurait été qu’une branche de cette caractéristique ; tout le travail de la pensée eût été manifesté par des combinaisons de signes ; et l’art du raisonnement, qui aurait été au calcul arithmétique ou algébrique ce que le genre est à l’espèce, n’aurait dû à son tour être réputé qu’une application spéciale de la synthèse combinatoire, ou de l’art de former, de classer et d’énumérer des combinaisons.

Cette comparaison même devait mettre sur la trace de l’erreur capitale dont est entachée l’idée d’une caractéristique universelle. Combien serait bornées les applications du calcul arithmétique ou algébrique, si elles ne concernaient que des quantités susceptibles de s’exprimer exactement en nombres, et affranchies de la loi de continuité !

(...) Condillac et les logiciens de son école (...), en exagérant peut-être la puissance de l’institution du langage en général, exagèrent surtout les imperfections des langues individuelles, telles que l’usage les a façonnées, en leur opposant sans cesse ce type idéal qu’ils appellent une langue bien faite. Or, c’est au contraire le langage, dans sa nature abstraite ou dans sa forme générale, que l’on doit considérer comme essentiellement défectueux, tandis que les langues parlées, formées lentement sous l’influence durable de besoins infiniment variés, ont, chacune à sa manière et d’après son degré de souplesse, paré à cet inconvénient radical. Selon le génie et les destinées des races, sous l’influence si diverse des zones et des climats, elles se sont appropriées plus spécialement à l’expression de tel ordre d’images, de passions et d’idées. De là les difficultés et souvent l’impossibilité des traductions, aussi bien pour des passages de métaphysique que pour des morceaux de poésie. Ce qui agrandirait et perfectionnerait nos facultés intellectuelles, en multipliant et en variant les moyens d’expression et de transmission de la pensée, ce serait, s’il était possible, de disposer à notre gré, et selon le besoin du moment, de toutes les langues parlées, et non de trouver construite cette langue systématique qui, dans la plupart des cas, serait le plus imparfait des instruments.

Les langues, par la manière dont elles se sont formées, par leur lente croissance et leurs liens de parenté, par les périodes de maturité et de décadence qu’elles traversent, sont, de toutes les œuvres de l’homme, ce qui se rapproche le plus des œuvres de la nature. Elles participent en quelque sorte à la vie d’une race ou d’une nation. Entre les langues faites de la sorte et la langue systématique dont le plan a occupé les philosophes, il y a, pour ainsi dire, la même différence qu’entre l’œil et un instrument d’optique, entre l’organe de la voix et un clavecin, entre un animal et une machine.

Antoine Augustin Cournot, Essai sur le fondement de nos connaissances et les caractères de la critique philosophique, § 213, 1851, in Œuvres, tome II, Vrin, 1975.

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Combien serait bornées les applications du calcul arith­ métique ou algébrique, si elles ne concernaient que des quan ­ tités susceptib les de s'exprimer exactement en nombre s, et affran chies de la loi de continuité ! ( ...

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Or, c'est au con traire le langage, dans sa nature abstraite ou dan s sa forme géné rale, que l'o n doit considérer comme essentiel ­ lemen t défectueux, tandis que les langues parlées, for mées len­ tement sous l'influence durabl e de besoins infinimen t variés, ont, chacune à sa manière et d'après son degré de souplesse, paré à cet inconvénien t radical.

Selon le génie et les destinées des races , sous l'influence si diverse des zones et des climats, elles se sont appropriées plus spéc iale ment à l'expression de tel ordre d'images , de passion s et d'idée s.

De là les difficultés et souvent l'imposs ibilité des traductions, aussi bie n pour des passages de métaphysique que pour des morceaux de poésie.

Ce qui agrandira it et perfectionnerait nos facultés intellec tue l­ les, en multipliant et en variant les moyens d'expression et de transmission de la pensée , ce serait, s'il était possible, de dis­ poser à notre gré, et selon le beso in du moment, de toutes les langu es par lées, et non de trouver construite cette langue systé ­ matiqu e qui , dan s la plupart des cas, serait le plu s imparfait des ins truments .

Les langues, par la manière dont elles se sont fonnées, par leur lente croissance et leurs liens de parenté, par les périodes de maturité et de décadence qu' elles traversent, sont, de tou tes les œuvres de l'horrune, ce qui se rapproche le plu s des œuvres de la nature.

Elles participent en que lque sorte à la vie d'une race ou d'un e nation.

Entre les langues faites de la sorte et la langu e sys tématique dont Je plan a occupé les philosophes, il y a, pour ainsi dire, la même différence qu'entre l'œil et un instrument d'op tiq ue, entre l'organ e de la voix et un' clavecin , entre un animal et une machine.

Antoine Augustin COURNOT, Essai sur le jo11deme111 de nos connaissances et les caractères de la critique philcsophiq11e, § 213 , 1851, in Œuvres, tome 11, Vrin, 1975 .. »

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