LE MONDE (ARISTOTE)
Publié le 04/10/2013
Extrait du document

A. Les changements naturels
Pour les Grecs, le monde sublunaire s'oppose à l'éternité des
astres et des dieux, comme ce qui nait, change, périt à ce qui est
incorruptible, parfait parce que déterminé et régulier. Notre
monde est la proie du devenir, alors que /'être vrai est éternel.
Les grandes philosophies helléniques ont analysé ce rapport de
!'Être au Devenir. ARISTOTE ne voit pas dans ce qui devient un
pur non-être (PARMÉNIDE, ZÉNON o'ÉLÉE), ni une simple imitation
de/' éternel (les Pythagoriciens, PLATON). L'étude des changements,
surtout chez les vivants, le conduit vers un principe immuable et
déterminé, présent en tout être en devenir.
1. La nature.
Il n'y a pas d'être à qui sa nature permette de faire ou de subir
n'importe quoi de n'importe quel être; pas de génération où un
être quelconque sorte d'un être quelconque ... (Phys. I, 5,
188 a 30).
Parmi les êtres, en effet, les uns sont par nature, les autres par
d'autres causes; par nature, les animaux et leurs parties, les
plantes et les corps simples, comme terre, feu, eau, air; de ces choses,
en effet, et des autres de même sorte, on dit qu'elles sont
N.-B. Les textes d'Aristote sont imprimés en caractères droits. Nos résumés, commentaires,
analyses, sont imprimés en caractères italiques.
Les notes signées J. T. sont dues au traducteur d'Aristote; les autres, signées L. M.,
sont dues à l'auteur du choix de textes.
par nature. Or, toutes les choses dont nous venons de parler
diffèrent manifestement de celles qui n'existent pas par nature;
chaque être naturel, en effet, a en soi-même un principe de mouvement
et de fixité, les uns quant au lieu, les autres quant à l'accroissement
et au décroissement, d'autres quant à l'altération.
Au contraire un lit, un manteau et tout autre ohjet de ce genre,
en tant que chacun a droit à ce nom, c'est-à-dire dans la mesure
où il est un produit de l'art, ne possèdent aucune tendance naturelle
au changement, mais seulement en tant qu'ils ont cet accident
d'être en pierre ou en bois ou en quelque mixte, et sous ce
rapport; car la nature est un principe et une cause de mouvement
et de repos pour la chose en laquelle elle réside immédiatement,
par essence et non par accident.
Je dis et non par accident parce qu'il pourrait arriver qu'un
homme, étant médecin, fût lui-même la cause de sa propre santé;
et cependant, ce n'est pas en tant qu'il reçoit la guérison qu'il
possède l'art médical; mais, par accident, le même homme est
médecin et recevant la guérison; aussi ces deux qualités peuventelles
se séparer l'une de l'autre. De même pour toutes les autres
choses fabriquées; aucune n'a en elle le principe de sa fabrication;
les unes l'ont en d'autres choses et hors d'elles, par exemple
une maison et tout objet fait de main d'homme; les autres
l'ont bien en elles-mêmes, mais non par essence, à savoir toutes
celles qui peuvent être par accident causes pour elles-mêmes.
(Phys. II, l, 192 b 8-31.)
2. Nature et art.
Si l'art de construire les vaisseaux était dans le bois, il agirait
comme la nature. (Phys. II, 8, 199 b 30.)
Il y a donc une ressemblance entre les productions de/' art et celles
de la nature; selon la nature « l'homme engendre l'homme «;
selon l'art, l'architecte construit une maison; ci-dessus, au texte !,
on voit le cas d'une activité humaine dans laquelle l'art imite la
nature au plus haut point: « le meilleur exemple est celui de
l'homme qui se guérit lui-même; la nature lui ressemble «.
(Phys. II, 8, 199 b 32.) Cependant ce n'est que par accident que le
malade se trouve être aussi médecin; il n'est pas essentiel à la
nature humaine de posséder la science médicale: «l'art est prin-
cipe en une autre chose, la nature est principe dans l'être même«.
(Méta. (\, 3, 1070 a 7.)
Si une maison était chose engendrée par nature, elle serait
produite de la façon dont l'art en réalité la produit; au contraire,
si les choses naturelles n'étaient pas produites par la nature
seulement, mais aussi par l'art, elles seraient produites par l'art
de la même manière qu'elles le sont par la nature. L'un des
moments est donc en vue de l'autre.
Maintenant, d'une manière générale, l'art ou bien exécute ce
que la nature est impuissante à effectuer, ou bien l'imite. Si
donc les choses artificielles sont produites en vue de quelque
fin, les choses de la nature le sont également, c'est évident; car
dans les choses artificielles comme dans les naturelles les
conséquents et les antécédents sont entre eux dans le même
rapport.
Mais c'est surtout visible pour les animaux autres que
l'homme, qui n'agissent ni par art, ni par recherche, ni par délibération;
d'où cette question : les araignées, fourmis et animaux
de cette sorte travaillent-ils avec l'intelligence ou quelque chose
d'approchant? Or en avançant un peu de ce côté, on voit dans les
plantes mêmes les choses utiles se produire en vue de la fin, par
exemples les feuilles en vue d'abriter le fruit. Si donc, c'est par
une impulsion naturelle et en vue de quelque fin que l'hirondelle
fait son nid, et l'araignée sa toile, et si les plantes produisent
leurs feuilles en vue des fruits, et dirigent leurs racines non vers
le haut, mais vers le bas, en vue de la nourriture, il est clair que
cette sorte de causalité existe dans les générations et les êtres
naturels. (Phys. Il, 8, 199 a, 10-30.)
3. Nature et âme.
Ce que l'opinion commune reconnaît, par-dessus tout,
comme des substances, ce sont les corps, et, parmi eux, les corps
naturels, car ces derniers sont principes des autres. Des corps
naturels, les uns ont la vie et les autres ne l'ont pas : et par« vie«
nous entendons le fait de se nourrir, de grandir et de dépérir
par soi-même. Il en résulte que tout corps naturel ayant la vie
en partage sera une substance, et substance au sens de substance
composée 1 . Et puisqu'il s'agit là, en outre, d'un corps d'une
certaine qualité, c'est-à-dire d'un corps possédant la vie, le corps
ne sera pas identique à l'âme 2, car le corps animé n'est pas un
attribut d'un sujet, mais il est plutôt lui-même substrat et
matière 3 • Par suite l'âme est nécessairement substance, en ce
sens qu'elle est la forme d'un corps naturel ayant la vie en puissance.
(De l'âme, Il, 1, 412 a, 11-20.)
Si l'oeil était un animal, la vue serait son âme : car c'est là la
substance formelle de l'oeil. Or l'oeil est la matière de la vue, et la
vue venant à faire défaut, il n'y a plus d'oeil, sinon par homonymie,
comme un oeil de pierre ou un oeil dessiné. Il faut ainsi étendre
ce qui est vrai des parties à l'ensemble du corps vivant.
En effet ce que la partie de l'âme est à la partie du corps, la
sensibilité tout entière l'est à l'ensemble du corps sentant, en
tant que tel.
D'autre part, ce n'est pas le corps séparé de son âme qui est
en puissance capable de vivre : c'est celui qui la possède encore ...
De même que l'oeil est la pupille jointe à la vue, ainsi, dans le cas
qui nous occupe, l'animal est l'âme jointe au corps. (De l'âme,
II, 1, 412 b 18-25 et 413 a 1-2.)
L'âme est cause et principe du corps vivant...; elle est en effet
l'origine du mouvement, elle est la fin, et c'est aussi comme la
substance formelle des corps animés que l'âme est cause ... Il est
manifeste aussi que, comme fin, l'âme est cause. De même en
effet que l'intellect agit en vue d'une chose, c'est ainsi qu'agit la
nature, et cette chose est sa fin. Or une fin de ce genre chez les
animaux, c'est l'âme, et cela est conforme à la nature, car tous
les corps naturels
l'âme, aussi bien ceux des plantes que ceux des animaux : c'est
donc que l'âme est bien leur fin. (De l'âme, Il, 4, 415 b, 8, JO,
15-20.)
1. Elle est composée de matière et de forme. - 2. La qualité du corps naturel c'est
de posséder la vie : corps vivant composé de matière (le corps proprement dit) et de
forme (l'âme, ou la vie). - 3. C'est·à·dire en tant que corps, sujet des opérations du
vivant (L. M.).
4. Les changements.
Il n'y a pas de changement hors des choses; en effet, ce qui
change, change toujours soit selon la substance, soit selon la
quantité ou la qualité, ou le lieu. (Phys. III, 1, 200 b 32.)
Le fait de pouvoir être sain est autre que le fait de pouvoir
être malade, sinon le fait d'être malade serait le même que celui
d'être sain; or le sujet dont on affirme le sain et le malade est une
seule et même chose ... (Phys. III, 1, 201 a 34-201 b 1.)
Chaque chose peut tantôt être en acte, tantôt non, comme le
constructible 1 • Ainsi l'acte du constructible, en tant qu'il est
construit, est construction : cet acte est ou la construction, ou la
maison; mais quand c'est la maison, ce n'est plus le constructible;
et ce qui se construit, c'est le constructible 2
• Il faut donc
que la construction en soit l'acte, et la construction est un changement.
Le même raisonnement s'applique aux autres changements
3. (Phys. III, 1, 201 b 7-15.)
Au début le constructible n'est maison qu'en puissance, non en
acte. Le changement appelé construction se produit d'une manière
continue jusqu'à ce que la maison soit achevée. D'où la célèbre
définition du changement :
La réalisation de ce qui est en puissance, en tant que tel.
(Phys. III, l, 201 a 10.)
Appelons altération, le changement selon la qualité 4• Quant
au changement selon la quantité, il n'y a pas de nom qui en désigne
l'ensemble; mais, selon chacun des deux contraires, il est
accroissement ou décroissement, l'accroissement allant vers la
grandeur achevée, le décroissement partant de celle-ci.
1. Constructible : qui peut être construit (Littré). - 2. Les matériaux (pierres,
ciment, etc.) forment le constructible. A mesure que le travail avance, se fait la cons ..
truction, changement dans la disposition des matériaux : ils demeurent dans leur
matière, mais la forme change et le tas de pierres devient fondations, murs, enfin maison.
Le travail terminé, le changement selon la forme, la construction, a atteint son terme et
s'arrête : la maison est construite. [L. M.]- 3. Voir ci~dessus le texte 2 sur la différence
entre changement naturel et changement selon l'art; ici, l'architecte, organisateur du
changement, est extérieur aux matériaux, comme le constructeur de navires. S'il était
la même chose que les matériaux, ceux-ci s'organiseraient d'eux-mêmes, et la construction
serait un changement naturel (L. M.). - 4. Exemples : passer du chaud au
froid, du clair à l'obscur, du vert de l'été au roux de l'automne. [L. M.)
Le changement selon le lieu n'a pas de nom, ni d'ensemble, ni
particulier; appelons-le dans l'ensemble transport, bien que ce
mot s'applique proprement aux seules choses qui changent de
lieu sans avoir en soi le pouvoir de s'arrêter, et aux choses qui ne
se meuvent pas par soi selon le lieu 1 . (Phys. V, 226 a, 26-34.)
Cette division des changements en accroissement, altération
et transport correspond à la distinction des fonctions du vivant :
croissance, sensibilité, locomotion (ces deux dernières étant propres
à l'animal)'. Un couple de changements plus radicaux doit être
mis à part : la génération et la corruption.
Il y a génération et corruption absolues, non pas du fait de
l'union et de la séparation, mais quand il y a changement total
de telle chose à telle autre chose. (Gén. et Cor. I, 2, 317 a 20.)

«
par nature.
Or, toutes les choses dont nous venons de parler diffèrent manifestement de celles qui n'existent pas par nature; chaque être naturel, en effet, a en soi-même un principe de mou
vement et de fixité, les uns quant au lieu, les autres quant à l'ac croissement et au décroissement, d'autres quant à l'altération.
Au contraire un lit, un manteau et tout autre ohjet de ce genre,
en tant que chacun a droit à ce nom, c'est-à-dire dans la mesure où il est un produit de l'art, ne possèdent aucune tendance natu relle au changement, mais seulement en tant qu'ils ont cet acci
dent d'être en pierre ou en bois ou en quelque mixte, et sous ce rapport; car la nature est un principe et une cause de mouvement et de repos pour la chose en laquelle elle réside immédiatement, par essence et non par accident.
Je dis et non par accident parce qu'il pourrait arriver qu'un homme, étant médecin, fût lui-même la cause de sa propre santé; et cependant, ce n'est pas en tant qu'il reçoit la guérison qu'il possède l'art médical; mais, par accident, le même homme est
médecin et recevant la guérison; aussi ces deux qualités peuvent
elles se séparer l'une de l'autre.
De même pour toutes les autres
choses fabriquées; aucune n'a en elle le principe de sa fabrica
tion; les unes l'ont en d'autres choses et hors d'elles, par exem
ple une maison et tout objet fait de main d'homme; les autres l'ont bien en elles-mêmes, mais non par essence, à savoir toutes
celles qui peuvent être par accident causes pour elles-mêmes.
(Phys.
II, l, 192 b 8-31.)
2.
Nature et art.
Si l'art de construire les vaisseaux était dans le bois, il agirait comme la nature.
(Phys.
II, 8, 199 b 30.) Il y a donc une ressemblance entre les productions de/' art et celles de la nature; selon la nature « l'homme engendre l'homme »; selon l'art, l'architecte construit une maison; ci-dessus, au texte !, on voit le cas d'une activité humaine dans laquelle l'art imite la
nature au plus haut point:
« le meilleur exemple est celui de l'homme qui se guérit lui-même; la nature lui ressemble ».
(Phys.
II, 8, 199 b 32.) Cependant ce n'est que par accident que le
malade se trouve être aussi médecin; il n'est pas essentiel
à la
nature humaine de posséder la science médicale: «l'art est prin-.
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