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Le goût est-il éducable ?

Publié le 28/07/2005

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En effet, si nous prétendons qu'éduquer le goût esthétique est inutile, alors nous encourageons la prolifération des discours concurrents et contradictoires sur les oeuvres. Or, si nous voulons comprendre une oeuvre, et ne pas la traiter comme un simple support à discours sur elle, nous devons éduquer notre sensibilité. Pour Hume, le beau est ce dont peut décider l'expert : certains êtres, par leur culture, leur délicatesse et leur intelligence ont développé un sens du beau suffisamment aiguisé pour décider de ce qui est beau et de ce qui ne l'est pas (Hume développe cette idée dans un traité nommé « Le jugement de goût »). On dira donc qu'il faut éduquer la sensibilité, car dans cette éducation réside la légitimité à produire un discours sur les oeuvres d'art. Cette éducation passe notamment par l'acquisition d'un savoir : nous comprenons mieux une oeuvre littéraire, par exemple, quand nous savons quelles lectures l'auteur a faites avant de l'écrire, dans quelles circonstances il lui a donné le jour.   b.      L'éducation du goût esthétique d'art par la fréquentation du monde   Allant plus loin, nous dirons que le goût esthétique s'éduque non seulement par un savoir mais aussi par la fréquentation du monde. En effet, Rainer Maria Rilke montre dans les « Cahiers de Malte Laurids Brigge » que la création artistique est le résultat d'une condensation de l'existence : il faut avoir beaucoup vu, vécu, voyagé, pour « écrire un seul vers » :   « On devrait attendre et butiner toute une vie durant, si possible une longue vie durant : et puis enfin, très tard, peut-être saurait-on écrire les dix lignes qui seraient bonnes. Car les vers ne sont pas, comme certains le croient, des sentiments (on les as toujours assez tôt) ce sont des expériences. Pour écrire un seul vers, il faut avoir vu beaucoup de villes, d'hommes et de choses, il faut connaître les animaux, il faut sentir comment volent les oiseaux et savoir quels mouvements font les petites fleurs en s'ouvrant le matin ».

Par goût, nous entendons deux choses distinctes. Tout d’abord, le goût n’est pas autre chose que l’un des cinq sens : celui par lequel nous percevons la saveur. Mais par extension, le goût est le discernement, la capacité à distinguer ce qui est beau, ce qui est bon. C’est ainsi que le goût s’exerce aussi bien dans l’évaluation des choses qui nous entourent en général (on dit de quelqu’un qu’il a « bon goût « lorsqu’il est capable de jouer à bon escient de l’harmonie des choses entre elles et de leurs qualités en particulier, par exemple dans l’ameublement de sa maison) que dans l’évaluation des œuvres d’art en fonction de leur valeur esthétique. Nous distinguerons donc au cours de ce travail entre « le goût « (terme par lequel nous désignerons le sens gustatif) et « le goût esthétique « (terme par lequel nous désignerons la faculté à émettre une opinion évaluant la beauté d’une chose ou d’une œuvre). Le terme « éduquer « vient du latin educare (ex-ducere) et signifie « prendre soin de «, et désigne également l’action de « faire croître «, « d'élever «. La difficulté pour définir ce terme provient de son important degré de généralité : l’éducation correspond à la formation d'un individu, à divers niveaux (on parle ainsi indifféremment d’éducation religieuse, morale, sociale, technique, scientifique…). En ce sens, il est malaisé de le distinguer d’un terme au signifié voisin : « enseigner «, qui désigne un mode de transmission d’éducation précis : celui de la transmission de connaissances à l’aide de signes. Si l’enseignement est un mode d’éducation particulier, cela signifie que l’éducation est un enseignement, mais qu’elle est aussi plus que cela. L’éducation est par conséquent à la fois transmission de savoirs, mais elle est également formation du savoir être de l’individu, qui, par le moyen de l’éducation, acquiert la faculté de vivre en société, parmi les autres hommes. C’est ainsi qu’un homme « bien éduqué « est à la fois un homme qui a une instruction importante, mais aussi une capacité développée à vivre avec ses semblables. Enfin, nous pouvons dire que l’éducation est également formation du savoir faire de l’individu, c'est-à-dire de ses compétences et de ses habiletés pratiques.   En cherchant à déterminer si le goût est éducable, nous désirons savoir si cette faculté sensorielle et cette capacité à évaluer les choses en fonction de critères esthétiques sont capables d’être modifiées à la suite de la formation d’un savoir.

« l'habitude et le temps, et qu'il ne s'agit nullement d'une faculté entièrement propre à l'individu, dont les critères sontinamovibles et les jugements impossibles à modifier.

Mais en va-t-il de même si nous cessons de nous intéresser augoût entendu comme sens pour nous tourner vers le « goût esthétique », c'est-à-dire vers cette facultéd'appréciation des objets et des œuvres en fonction de leur beauté ? II.

Le goût comme faculté de jugement esthétique, une faculté impossible à éduquer ? a.

Le goût esthétique, impossible à éduquer ? Nous commencerons par dire que le goût esthétique ne s'éduque pas, pour la bonne raison qu'il semble impossible de le faire.

De même que des « goûts et des couleurs on ne discute pas » dans le domaine des sens, nous dirons lamême chose du goût entendu comme faculté de juger la beauté d'une chose.

Certes, l a tradition dominante dans la philosophie de l'art occidentale identifie le beau avec la mesure , c'est-à-dire la bonne disposition des parties.

Cette tradition est issue de la philosophie Pythagoricienne, pour qui le beau était une proportion simple et définie desparties, une proportion obéissant à des rapports mathématiques.

Les Grecs employaient les mots de symmetria (commensurabilité) pour l'architecture et la sculpture, de harmonia (consonance) pour la musique, ou de taxis (ordre) plus généralement.

Leur art s'appuyait sur des proportions mathématiques : par exemple, en sculpture, latête doit faire un huitième du corps ; le front, un tiers de la tête.

Mais nous avons désormais tendance à penser quele beau n'est pas une totalité parfaite ou un rapport harmonieux des parties, mais qu'il se confond avec ce qui meplait, ce qui m'agrée, ce qui provoque chez moi un jugement de gout favorable.

Or, le propre du gout est de nepouvoir faire l'objet d'une discussion : nous savons tous que ce qui affecte agréablement me sens ne fait pas demême avec mon voisin.

L'artiste est celui qui produit un objet qu'il juge beau, qui lui agrée, et dont il pourra setrouver que d'autres le jugent tel également.

Par conséquent, si le goût esthétique est simplement la facultéd'énoncer un jugement purement subjectif sur l'agrément que suscite chez moi une chose, il n'est pas possible del'éduquer : il est une disposition tout aussi idiosyncrasique que le goût entendu comme sens. b.

Le goût esthétique, inutile à éduquer ? Mais c'est en un autre sens que le goût esthétique ne demande pas à être éduqué.

Non parce que le goûtesthétique est par définition incapable de faire l'objet d'une éducation, mais parce que, quand bien même cetteéducation serait possible, elle serait en elle-même inutile.

En effet, il semble que le goût esthétique ne demandepas à être éduqué, c'est-à-dire affiné, rendu plus attentif aux particularités de l'œuvre.

Gérard Genette montre dansun texte intitulé « L'œuvre de l'art » qu'il est contradictoire de prétendre qu'une sensibilité aux œuvres d'art est d'autant plus affutée qu'elle est attentive aux détails, et qu'il faut que le goût esthétique explore toutes lessignifications d'une œuvre pour bien remplir son emploi.

Pour Genette, telles les choses apparaissent auconsommateur d'œuvres d'art, telles elles sont suffisantes pour lui : le degré de compréhension profond et exhaustifd'une œuvre n'est ni préférable, ni plus légitime que le degré superficiel de compréhension.

Comprendre toutes lesréférences philosophiques (notamment à Leibniz) de Proust n'est pas indispensable pour comprendre Proust lui-même.

En définitive, nous dirons que le goût esthétique ne demande pas à être éduqué, car il semble que nonseulement on ne peut l'éduquer, mais que cette démarche est en elle-même inutile.

Protagoras disait à propos detoutes choses « Telles les choses m'apparaissent, telles elles sont pour moi ».

Nous dirons donc à sa suite « Tellesje goûte les choses, telles elles sont pour moi ». III. Le goût esthétique doit être éduqué, mais par quels moyens ? a.

L'éducation du goût esthétique par la formation d'un savoir Cependant, il semble que cette thèse est impossible à tenir : le goût esthétique demande bien à être éduqué, et ilfaut voir de quelle manière.

En effet, si nous prétendons qu'éduquer le goût esthétique est inutile, alors nousencourageons la prolifération des discours concurrents et contradictoires sur les œuvres.

Or, si nous voulonscomprendre une œuvre, et ne pas la traiter comme un simple support à discours sur elle, nous devons éduquer notresensibilité.

Pour Hume, le beau est ce dont peut décider l'expert : certains êtres, par leur culture, leur délicatesse etleur intelligence ont développé un sens du beau suffisamment aiguisé pour décider de ce qui est beau et de ce quine l'est pas (Hume développe cette idée dans un traité nommé « Le jugement de goût »).

On dira donc qu'il faut. »

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