le droit n'est-il que l'expression de rapport de forces ?
Publié le 14/01/2005
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Il n'y a ni fort, ni faible au regard de la loi. D'autre part, si elle n'exprimait que l'intérêt d'un groupe, aussi grand soit-il, la loi serait à juste titre considérée par le reste des citoyens comme une contrainte illégitime. Elle ne serait que le leurre par lequel le puissant exercerait sa domination. La loi doit donc tendre au bien commun. Cette notion de bien commun est, il est vrai, problématique, puisqu'elle suppose que les intérêts particuliers puissent trouver un point d'accord. C'est cependant à cette condition que le droit cesse d'être un rapport de force, car en y obéissant, chacun y trouve le maximum d'intérêt compatible avec la vie sociale. [2. La force est au service du droit, non à son fondement. ] Si tout oppose le droit à la force, on objectera pourtant que sans un recours à la force, le droit serait réduit à l'impuissance. Quelle que soit la capacité du droit à régler verbalement des affrontements physiques, l'usage de la force ne peut être complètement exclu.
À première vue, on aurait tendance à répondre : oui, le but du droit est de rendre plus sereines les relations humaines, qu'elles soient des relations de voisinage ou des relations internationales. N'a-t-on pas la vue un peu courte ? Le droit n'a-t-il pas d'autre(s) finalité(s), ou au moins ne devrait-il pas en avoir ?
«
qui fixe les limites de mes droits — mais par elle je trouve un espace de liberté.
C'est donc librement que l'on est soumis aux lois, tout citoyen qui a du civisme se porte de lui-même au devant deson devoir, à la manière de Socrate, préférant mourir que de désobéir aux lois (cf.
Criton).
Même le coupablereconnaîtra la justice de son châtiment.
Se soumettre aux lois est donc tout autre chose que s'incliner devant laforce.
L'usage de la force dans le droit ne sert donc, selon la formule de Rousseau, qu'à forcer l'individu à être libre(Contrat social, livre I, chap.
vii).Le droit s'oppose à la force sur tous les plans.
Par son fondement, il repose sur une décision libre.
Dans soncontenu, il vise le bien commun et non celui du plus fort.
Dans son application, les jugements rendus doivent l'êtresans acception de personne.
En cessant de remplir ces conditions, le droit ne serait qu'une contrefaçon du droit.
Onobjectera que c'est souvent pourtant ce qui se produit dans les faits.
S'il en est ainsi, c'est que le droit doit imposerses lois dans un monde par ailleurs gouverné par le droit du plus fort.
[II.
Le droit doit composer avec la force.]
[1.
La société est constituée de rapports de force.
]
Si le droit instaure d'autres relations entre les individus que celles fondées sur la force, celles-ci ne sont pas pourautant supprimées.
Dès lors, deux types de lois se disputent le gouvernement de la société : le droit qui prescrit cequi doit être, et les lois qui décrivent la manière dont, dans les faits, la société fonctionne.
C'est à ce second pointde vue qu'il est question de rapports de force.
On entendra d'abord par cette expression les affrontementsinévitables qui se produisent entre individus.
Si pour le droit, il y a une égalité entre tous, dans les faits, les facteursd'inégalités sont nombreux.
Les inégalités naturelles relatives aux capacités physiques ou intellectuelles, sontdémesurément augmentées de celles qu'apporte la société : division du travail, répartition des richesses, accès à laprise de décision, au capital culturel, etc.
C'est suivant ces multiples paramètres qu'il peut être question de forts etde faibles.L'analyse des rapports de force demeure trop superficielle lorsqu'elle se limite à l'individu.
La société est plus qu'unsimple agrégat.
Ainsi, Marx estime que le plan de l'individuel exprime des conflits plus fondamentaux qu'il interprètecomme conflits de classe.
La société serait divisée en classes sociales antagonistes poursuivant des butsradicalement incompatibles.
L'existence des classes résulte elle-même du système de production : à chaque manièred'organiser la production des biens matériels (féodalité, capitalisme, socialisme...), correspond une division de lasociété en classes occupant des fonctions définies par le système productif.
Le rapport de force n'est pas unecaractéristique quelconque de la société, il en exprime la nature profonde.
La « lutte des classes » est le moteur del'histoire.
Ces analyses intéressent au premier chef notre réflexion en suggérant que le rapport de force constituel'essence de la société.
[2.
Le refus de l'idéalisme : le droit doit composer avec la force.
]
Le problème général du droit est à présent mis en évidence : comment une même réalité peut-elle obéir à deux loisaussi différentes que celles dont l'une vise la suppression des rapports de force, là où l'autre fait du rapport de forcel'essence même du social? Qu'est-ce qui peut amener la réalité à épouser un ordre qui ne lui est pas naturel? Laquestion du contrat social a déjà permis d'entrevoir la difficulté : si les forts acceptent de se faire les égaux desfaibles, ce n'est pas par dévouement et sens moral, c'est par intérêt bien compris.
De manière générale, le droit nepourra triompher de la réalité qu'en épousant ses lois.
Il doit mobiliser à son service des forces capables de vaincre.Si l'on fait du droit un idéal détaché du monde, comment pourra-t-on vouloir que le monde s'accorde à lui? Cetteattitude idéaliste serait, comme le pense Hegel, l'adolescence de la pensée.
Or, la croyance de l'adolescent qui veutchanger le monde au nom d'un idéal qui le surplombe, laisse, passé un certain âge, inévitablement la place à unréalisme cynique.
Si nous ne voulons pas désespérer de la justice, nous devons comprendre comment le droitcompose avec la force sans se dénaturer à son contact.
[3.
La tentation du cynisme : le droit est l'expression des rapports de force.
]
En s'appuyant sur des rapports de force, les lois qui se veulent universelles et indépendantes de tout intérêtparticulier, ne risquent-elles pas de devenir un déguisement subtil de la volonté du plus fort? C'est en gros laposition des sophistes, critiqués par Platon.
Quel politicien ne prétend pas agir au nom du bien commun? Mais qu'ya-t-il sous les mots? On remarquera d'abord qu'il n'y a pas de consensus sur ce qu'est le bien commun.
D'où l'idéedes sophistes que le juste n'est qu'une fiction : est juste ce qui paraît tel à chacun, « l'homme est, selon le mot deProtagoras, la mesure de toute chose ».
Cette réduction du juste au paraître juste en appelle une seconde : meparaît juste ce qui est conforme à mes intérêts.
La loi reflète l'intérêt de celui qui la promulgue.
On trouvera chezMarx un écho moderne de cette position.
Dans une société divisée en classes, il ne peut exister un bien commun àtous.
Ce qui se fait passer pour bien commun est donc l'intérêt de la classe dominante.Cette position relativiste peut être interprétée en deux sens opposés : dans le sens du despotisme et du cynismepolitique, c'est le cas de Calliclès dans le Gorgias.
Si est juste ce que le plus fort décide être juste, alors devenonsles plus forts.
On peut l'interpréter aussi dans un sens progressiste ou révolutionnaire.
On dénoncera la mystificationpar laquelle un pouvoir injuste cherche à se donner une légitimité.
C'est ainsi que Rousseau montre que, les rapportsde force n'étant pas durables, ils ne peuvent se pérenniser qu'en se transposant sur le plan du droit.
D'où l'idée d'un« droit du plus fort », c'est-à-dire d'un déguisement de la force en droit.
Droit évidemment absurde, dénoncé au.
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