« L'art est la belle représentation d'une chose et non la représentation d'une belle chose. » Qu'en pensez-vous ?
Publié le 10/02/2011
Extrait du document
• Sujet-citation. Il convient de bien dégager la thèse impliquée dans la citation et, en l'occurrence, la thèse visée par l'auteur. La citation est directement inspirée du texte de Kant Critique de la faculté de juger (première partie, paragraphe 48, édition Vrin pages 141 et suivantes). • Nécessité d'analyser la citation et de dégager la conception de l'art qui la sous-tend. Cette conception met notamment en jeu une théorie du rapport entre le beau naturel et le beau artistique (beauté du modèle / beauté de l'effet obtenu par un savoir-faire).
«
On peut se demander contre quelle théorie de l'art s'inscrit la phrase proposée.
L'absence de qualificatif concernantla «représentation d'une belle chose» peut laisser perplexe.
S'agit-il d'une représentation « neutre », « plate »,c'est-à-dire sans véritable caractère esthétique? Une telle représentation tirerait son intérêt du « modèle » qu'ellereproduit.
La beauté de l'objet représenté suffirait à justifier la représentation.
Mais une telle conception n'est pastenable.
Car l'imitation la plus fidèle, la plus conforme à son modèle, requiert déjà un minimum de technique, desavoir-faire, même si elle ne peut être d'emblée définie comme art véritable.
Les tableaux les plus « réalistes » nepeuvent échapper aux exigences d'un certain nombre de règles maîtrisées.
Le fait de reproduire fidèlement unoriginal n'est donc pas « neutre ».
Il implique des choix dans la technique de réalisation.
Suggérer un effet deprofondeur suppose une maîtrise de la perspective, donc une construction préalable, quasi mathématique, del'espace pictural (cf.
Francastel, Peinture et société, Éditions Idées, Gallimard).
Par ailleurs, la « beauté » de l'objetreproduit doit être définie et évaluée.
Est-elle de l'ordre d'une beauté naturelle? Dans ce cas, l'art perd saspécificité, et ne peut être au mieux qu'une copie approximative de la nature — ou des modèles de beauté qui luipréexistent sous la forme «d'archétypes».
On ne lui reconnaît qu'un pouvoir d'imitation — et non de création « suigeneris ».
Dans la civilisation grecque, l'artiste n'est qu'un artisan ; il participe aux arts « serviles ».
D'un point devue normatif, il est à certains égards inférieur à l'artisan, dont il copie les produits (cf.
Platon, République, Livre X,thème des «trois lits»: la forme idéale, la copie de l'artisan, la reproduction de l'artiste).
La représentation, dès lors,n'a pas de valeur en elle-même, comme donnée sensible.
Indépendamment de l'inévitable approximation qui résidedans toute copie par rapport à un modèle, l'imitation peut se révéler dangereuse lorsqu'elle se règle sur des donnéesmauvaises, comme l'élément inférieur de l'âme (passions, émotions); elle est d'ailleurs purement répétitive, et nepeut acquérir aucune valeur éducative ou curative (cf.
Platon, République, X).
On comprend que, dans certaines deses œuvres, Platon ait cru bon de condamner l'artiste, qui reproduit les illusions sensibles ou passionnelles, et flattede ce fait ce qu'il y a de plus déraisonnable en l'homme.
Mais il faut rappeler que cette condamnation sera nuancéepar Platon lui-même dans ses dernières œuvres: si la représentation ne peut avoir en elle-même de valeur, elle peutcependant se régler sur les «belles choses», et, de là, favoriser une «dialectique ascendante» vers le beau idéal.L'art serait alors une sorte de «délire salutaire» dans la mesure où il développe un pouvoir de distanciation parrapport au sensible, une remontée graduelle vers l'Idéal (cf.
Phèdre, 245 a et Le banquet).
Mais il doit pour cela être« inspiré », c'est-à-dire dépasser toutes les illusions du « bon sens».
Le Beau reste malgré tout, dans satranscendance, une norme extérieure au savoir-faire de l'artiste, que guettera dès lors le pur et simple «académisme ».
L'art comme représentation peut-il donc se justifier indépendamment du contenu de ce qu'il reproduit et met enscène? Est-il condamné à ne traduire dans l'élément sensible que ce qui peut avoir une valeur éducative de par soncaractère idéal ? Et la tragédie, qui reproduit ou représente les passions humaines, ne mérite-t-elle pas le titred'art? La réponse donnée par Aristote dans la Poétique est très différente du jugement porté par Platon.
La tragédien'est pas disqualifiée du fait qu'elle reproduirait les passions humaines.
Une simple imitation peut avoir une valeur dèslors qu'elle dégage la forme immanente à l'objet sensible.
Pour cela, elle doit se conformer à des règles strictes, quidonneront à l'action un caractère exemplaire, et permettront au spectacle de remplir une fonction salutaire: celle de«purifier» les passions en les reproduisant sous une forme objective, et en suscitant l'identification du public auhéros (théorie de la catharsis, qui signifie à la fois purification et purgation) :
« La tragédie est l'imitation d'une action de caractère élevé et complète, d'une certaine étendue, dans un langagerelevé d'assaisonnements d'une espèce particulière suivant les diverses parties, imitation qui est faite depersonnages en action et non au moyen d'un récit, et qui, suscitant pitié et crainte, opère la purgation (oupurification propre à pareilles émotions.) »
Il reste que l'entreprise aristotélicienne — même si elle réserve davantage de place à la technique proprement ditede la représentation — tend, comme la conception platonicienne, à assujettir l'art à une « moralisation »extrinsèque.
En ce sens, le savoir-faire de l'artiste ne se différencie pas, dans sa réalité interne, des techniques deproduction (en grec poïesis) de l'artisan.
Seule, la fonction morale ou intellectuelle dévolue à l'art justifie qu'on ledistingue des autres activités productives.
Le beau reste ici un idéal extérieur à l'activité, et ne peut en aucun cascaractériser l'activité elle-même.
• Troisième partie.
Analyse de la thèse défendue dans la citation
(le beau caractérise non l'objet, mais l'activité artistique ou son produit).
Dans le contexte d'une division du travail peu poussée, il n'est pas aisé de dégager les traits distinctifs de l'activitéartistique saisie non en référence à une norme externe, mais dans son accomplissement propre.
Dans lescorporations médiévales, l'artisan réalise d'un bout à l'autre son « œuvre » — et il a tout le loisir d'imprimer à sonproduit un style personnel, façonné à la fois par « les règles de l'art » et les données uniques d'une sensibilité.L'artisan est ipso facto artiste, dans la mesure où il ne se contente pas de faire un « produit utile » mais s'investittotalement dans son œuvre.
Si l'artisan est « artiste » au sens moderne du terme, il n'en a pas conscience, puisquela production des objets matériels ne peut se concevoir autrement que sur le mode artisanal.
Le portrait est d'abordun portrait avant d'être un tableau, et la fidélité de la reproduction reste la norme primordiale, même si le respect decette norme suppose toute une série de conditions techniques dont la réunion définit un savoir-faire.
Les écoles depeinture transmettent des savoir-faire, mais ceux-ci ne peuvent être dissociés du maître et de son style particulier.La « manière » n'est que la personnalisation des savoir-faire.
Enseignée, codifiée, donnée à imiter, elle engendresouvent la sclérose et l'académisme, car l'imitation du maître par les épigones tend à réduire un style à un ensemble.
»
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