L'apparence et la réalité
Publié le 15/02/2024
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«
Apparence et réalité : le problème de leur distinction comme
problème fondamental de la philosophie
Ravaisson souligne que les matérialistes se trompent quand ils prennent pour la
vraie et la seule réalité la nécessité qui règne dans la succession des
phénomènes naturels :
1 Félix Ravaisson, La Philosophie en France au XIXe siècle [1867], Hachette,
3ème édition, 1889, p.
2 (...)
La fatalité en ce monde, du moins quant au cours régulier des choses, et
l’accident mis à part, n’est que l’apparence ; la spontanéité, la liberté est le vrai.
Loin que tout se fasse par un mécanisme brut ou un pur hasard, tout se fait par
le développement d’une tendance à la perfection, au bien, à la beauté, qui est
dans les choses comme un ressort intérieur par lequel les pousse, comme un
poids dont pèse en elles et par lequel les fait se mouvoir l’infini.
Au lieu de subir
un destin aveugle, tout obéit et obéit de bon gré à une toute divine Providence1.
Quand il s’agit de choisir l’endroit où passe la ligne de démarcation entre la
réalité et l’apparence, le spiritualisme choisit la solution qui consiste à considérer
la spontanéité, la liberté, la finalité, la tendance au progrès et à la perfection,
etc., comme la réalité, et la nécessité universelle comme une simple apparence,
facilement trompeuse.
Si l’on est prêt à admettre qu’il y a une forme de savoir
supérieur qui s’applique aux réalités de la première espèce, à savoir la
philosophie, rien ne s’oppose à ce que la philosophie elle-même soit considérée
comme une science.
Le spiritualisme a une tendance très nette à considérer la
deuxième option – celle qui choisit la nécessité et même parfois la fatalité pure
et simple contre la liberté – comme antiphilosophique : la choisir, c’est, à bien
des égards, opter contre la philosophie elle-même.
Pour une raison du même
genre, le naturalisme et le matérialisme stricts ne sont pas vraiment des options
philosophiques, mais plutôt des façons de rejeter la philosophie elle-même en
s’appuyant sur l’autorité supposée de la science et en conférant à celle-ci une
hégémonie qui est en réalité usurpée.
2On peut même aller jusqu’à faire passer la ligne de démarcation entre
l’apparence et la réalité à l’intérieur du domaine du savoir lui-même et dire qu’il
ne faut pas confondre les apparences de savoir que nous procure la science avec
la réalité du seul vrai savoir.
Il va sans dire que cette façon de considérer les
choses est aux antipodes de celle de Vuillemin.
Pour lui, le choix de la nécessité
contre la liberté ou celui du naturalisme contre le spiritualisme est encore un
choix philosophique parmi d’autres, et c’est un choix qui, pas plus que d’autres,
n’est susceptible de se trouver à un moment donné imposé ou, au contraire,
rendu impossible par la science.
Ce qui est vrai est seulement que l’état de la
science au moment considéré contribue de façon importante à déterminer le
cahier des charges pour celui qui souhaite défendre une option philosophique
déterminée.
Il peut lui faciliter la tâche ou, au contraire, la lui rendre plus
difficile.
Mais il ne peut pas décider, parmi les positions philosophiques qui
s’affrontent, quelle est celle qui est la bonne.
3Ravaisson lui-même ne va pas jusqu’à suggérer que la science et la philosophie
pourraient très bien, au fond, choisir de s’ignorer purement et simplement l’une
l’autre.
Il souligne assurément qu’une autonomie réelle doit être reconnue aux
sciences positives, qui n’ont pas à suivre une autre démarche que celle qu’elles
ont adoptée effectivement :
2 Ibid., p.
272.
Les diverses sciences, dans le détail des faits dont elles s’occupent, dans la
détermination successive de ce qu’on appelle les causes physiques avec leurs
particularités quantitatives, ou mathématiques, n’ont pas à suivre d’autres
méthodes ; et la science supérieure de l’intelligence, juge en dernier ressort de
toutes
les
démarches
des
sciences
inférieures,
n’a
pourtant
ici
aucune
intervention directe à exercer.
« Il faut, dit Pascal, une pensée de derrière la
tête, et juger de tout par là ; au demeurant, parler comme le peuple.
» La
pensée « de derrière la tête », qui ne doit pas empêcher qu’on ne parle en
chaque science particulière le langage qui lui est propre, celui des apparences
physiques, c’est la pensée métaphysique2.
Mais on ne pourrait pas non plus dire que la science du spirituel ne peut rien faire
pour celle du naturel ni cette dernière pour la science du spirituel :
3 Ibid.
Il est vrai que les sciences naturelles et physiques sont jusqu’à un certain point
indépendantes de la métaphysique ; il est vrai, de plus, qu’elles peuvent
beaucoup lui servir ; car telle est notre constitution que nous n’entendons pas
aisément le pur intelligible, si ce n’est dans le sensible, qui nous en offre en
quelque sorte une image plus grossière ; et l’on a pu dire, par cette raison,
qu’autant nous ignorons de la nature, autant nous ignorons de l’âme.
Mais il est
vrai aussi, et d’une vérité supérieure, que le sensible ne s’entend que par
l’intelligible, que la nature ne s’explique que par l’âme3.
La raison de cela est que les apparences ne sont pas des apparences
quelconques, mais des apparences d’une réalité qui – même si c’est d’une façon
qui, à partir d’un certain stade, commence à devenir à peu près imperceptible –
n’en continue pas moins à se manifester à travers elles.
4 Ibid., p.
271
Dans la nature, à laquelle nous appartenons par les éléments inférieurs de notre
être, la volonté, éclairée seulement par une lueur de raison, est comme sous le
charme puissant de telle forme particulière qui la lui représente et à laquelle elle
semble obéir d’une obéissance toute passive.
Il n’en est pas moins vrai que,
jusqu’en ces sombres régions de la vie corporelle, c’est une sorte d’idée obscure
de bien et de beauté qui explique dans leur première origine les mouvements ;
qu’en définitive ce qu’on appelle la nécessité physique n’est, comme l’a dit
Leibniz, qu’une nécessité morale qui n’exclut nullement, qui implique au
contraire, sinon la liberté, du moins la spontanéité.
Tout est réglé, constant, et
pourtant tout est volontaire4.
4Mais le problème qui subsiste est, bien entendu, de savoir si la pensée du
physique peut être séparée, de la façon que suggère Ravaisson, de la pensée
métaphysique et si les relations qui doivent exister entre elles peuvent se réduire
à ce qu’il indique.
On peut contester, en outre, que la relation doive être une
relation de subordination, en ce sens que la nature s’explique par l’âme et que la
science supérieure, qui est la science de l’âme, doit rester juge des démarches
de la science inférieure, sans que la réciproque puisse être vraie, et estimer que
ce devrait être plutôt une relation de coopération en vue de la résolution de
problèmes qui requièrent les efforts conjugués des deux espèces de savoir.
Mais
nous touchons ici à un problème qui est encore différent et qui est celui du
concours que la réflexion philosophique et des choix philosophiques peut-être
plus pertinents que d’autres pourraient apporter, directement ou indirectement,
à la résolution de problèmes scientifiques, et, en même temps, de la possibilité
que certaines questions philosophiques soient décidées, à un moment donné, par
des progrès réalisés dans les sciences.
Aussi bien dans le cas de la philosophie
que dans celui des sciences, la vérité et la modestie obligent sans doute à
reconnaître qu’on ne peut pas savoir a priori de quel endroit le progrès est
susceptible de venir et qu’il vient souvent des endroits les plus inattendus.
5Dans la façon dont elle est perçue la plupart du temps par les philosophes, la
relation de la philosophie avec les sciences n’est pas de ce type et elle est
typiquement asymétrique.
Quand ils ne considèrent pas la science comme
complètement étrangère à la philosophie et sans rapport avec elle, les
philosophes soulignent qu’elle est bel et bien philosophique et l’est presque
toujours de la façon la plus désastreuse qui soit, à savoir sans s’en rendre
compte et sans être disposée à l’admettre.
Mais ils sont, de leur côté, peu portés
à s’interroger sur ce qui, dans la construction d’une philosophie dépend de façon
plus ou moins directe de l’état de la science au moment considéré ou, en tout
cas, convaincus que cette relation de dépendance par rapport à un état
déterminé de la connaissance scientifique ne peut pas affecter sérieusement la
question de sa vérité et encore moins celle de sa valeur : alors que les théories
scientifiques,
qui
sont
par
nature
révisables,
passent,
les
systèmes
philosophiques restent.
6Il faut remarquer, cependant, qu’il y a deux façons bien différentes de concevoir
la relation de domination dans laquelle la philosophie a tendance à se situer par
rapport aux sciences.
Elle peut essayer, et elle l’a fait fréquemment au cours de
son histoire, de s’ériger elle-même en science, et plus précisément en science
suprême, qui a accès à des connaissances et à des vérités d’un type supérieur, et
qui est en....
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