L'Âme et le Corps (Bergson)
Publié le 18/01/2020
Extrait du document
Le titre de cette conférence est « L’âme et le corps », c’est-à-dire la matière et l’esprit, c’est-à-dire tout ce qui existe et même, s’il faut en croire une philosophie dont nous parlerons tout à l’heure, quelque chose aussi qui n’existerait pas. Mais rassurez-vous. Notre intention n’est pas d’approfondir la nature de la matière, pas plus d’ailleurs que la nature de l’esprit. On peut distinguer deux choses l’une de l’autre, et en déterminer jusqu’à un certain point les rapports, sans pour cela connaître la nature de chacune d’elles. Il m’est impossible, en ce moment, de faire connaissance avec toutes les personnes qui m’entourent ; je me distingue d’elles cependant, et je vois aussi quelle situation elles occupent par rapport à moi. Ainsi pour le corps et l’âme : définir l’essence de l’un et de l’autre est une entreprise qui nous mènerait loin ; mais il est plus aisé de savoir ce qui les unit et ce qui les sépare, car cette union et cette séparation sont des faits d’expérience.
D’abord, que dit sur ce point l’expérience immédiate et naïve du sens commun ? Chacun de nous est un corps, soumis aux mêmes lois que toutes les autres portions de matière. Si on le pousse, il avance ; si on le tire, il recule ; si on le soulève et qu’on l’abandonne, il retombe. Mais, à côté de ces mouvements qui sont provoqués mécaniquement par une cause extérieure, il en est d’autres qui semblent venir du dedans et qui tranchent sur les précédents par leur caractère imprévu : on les appelle « volontaires ». Quelle en est la cause ? C’est
1. Cette conférence a paru, avec d’autres études dues à divers auteurs, dans le volume intitulé « Le matérialisme actuel » de la Bibliothèque de philosophie scientifique, publiée sous la direction du Dr Gustave Le Bon (Flammarion, éditeur).
«
ce que chacun de nous désigne par les mots« je »ou« moi ».
Et qu'est-ce que le moi? Quelque chose qui paraît, à tort ou
à raison, déborder de toutes parts le corps qui y est joint, le
dépasser dans l'espace aussi bien que dans le temps.
Dans
l'espace d'abord, car le corps de chacun de nous s'arrête aux
contours précis qui le limitent, tandis que par notre faculté de
percevoir, et plus particulièrement de voir, nous rayonnons
bien au-delà de notre corps : nous allons jusqu'aux étoiles.
Dans le temps ensuite, car le corps est matière, la matière est
dans le présent, et, s'il est vrai que le passé y laisse des traces,
ce ne sont des traces de passé que pour une conscience qui les
aperçoit et qui interprète ce qu'elle aperçoit à la lumière de ce
qu'elle se remémore : la conscience, elle, retient ce passé,
l'enroule sur lui-même au fur et à mesure que le temps se
déroule, et prépare avec lui un avenir qu'elle contribuera à
créer.
Même, l'acte volontaire, dont nous parlions à l'instant,
n'est pas autre chose qu'un ensemble de mouvements appris
dans des expériences antérieures, et infléchis dans une direc
tion chaque fois nouvelle par cette force consciente dont le
rôle paraît bien être d'apporter sans cesse quelque chose de
nouveau dans le monde.
Oui, elle crée du nouveau en dehors
d'elle, puisqu'elle dessine dans l'espace des mouvements
imprévus, imprévisibles.
Et elle crée aussi du nouveau à l'in
térieur d'elle-même, puisque l'action volontaire réagit sur celui
qui la veut, modifie dans une certaine mesure le caractère de
la personne dont elle émane, et accomplit, par une espèce de
miracle, cette création de soi qui par soi a tout l'air d'être
l'objet même de la vie humaine.
En résumé donc, à côté du
corps qui est confiné au moment présent dans le temps et
limité à la place qu'il occupe dans l'espace, qui se conduit en
automate et réagit mécaniquement aux influences extérieures,
nous saisissons quelque chose qui s'étend beaucoup plus loin
que le corps dans l'espace et qui dure à travers le temps,
quelque chose qui demande ou impose au corps des mouve
ments non plus automatiques et prévus, mais imprévisibles et
libres : cette chose, qui déborde le corps de tous côtés et qui
crée des actes en se créant à nouveau elle-même, c'est le
«moi», c'est I'« âme», c'est l'esprit, - l'esprit étant préci
sément une force qui peut tirer d'elle-même plus qu'elle ne
contient, rendre plus qu'elle ne reçoit, donner plus qu'elle n'a.
Voilà ce que nous croyons voir.
Telle est l'apparence.
59.
»
↓↓↓ APERÇU DU DOCUMENT ↓↓↓
Liens utiles
- L’Âme et le Corps de Bergson
- Lecture de L'Âme et le Corps de Bergson (résumé et analyse)
- Plan détaillé de la Conférence sur l'âme et le corps (Bergson)
- Matière et mémoire — l'âme et le corps chez Bergson
- L'âme et le corps chez Bergson