La volonté de vérité est-elle suspecte ? F. NIETZSCHE
Publié le 08/01/2020
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« On se fait une idole de la vérité même » disait Pascal (Pensées Posthumes). La philosophie échappe-t-elle à cette remarque ? Elle veut depuis Platon éviter l'erreur, dissiper l'illusion, condamner le mensonge, et par la connaissance de la vérité libérer les hommes de l'oppression politique comme de la servitude des passions. Mais pourquoi la vérité serait-elle à ce point aimable ? En faisant de la vérité non seulement le but de la connaissance mais une suprême valeur morale, ne sacrifions-nous pas d'autres valeurs qu'on pourrait estimer plus essentielles ou plus vitales ? Philosopher, c'est en tout cas aussi oser, comme Nietzsche en ce texte, mettre la volonté de vérité à l'épreuve du soupçon.
La science elle-même repose sur une croyance ; il n’est pas de science sans postulat. “La science est-elle nécessaire ?” Il faut, pour qu’elle puisse se former, que cette question ait reçu auparavant une réponse non seulement affirmative, mais affirmative à tel point qu’elle exprime ce principe, cette foi, cette conviction : “Rien n’est plus nécessaire que le vrai ; rien, à son prix, n’a d’importance que secondaire.” Qu’est-ce que cette volonté absolue de vérité ? Est-ce volonté de NE PAS SE LAISSER TROMPER ? Est-ce volonté DE NE PAS TROMPER SOI-MÊME ? Car rien n’empêche d’interpréter aussi de cette seconde façon le besoin absolu du vrai, si l’on admet que “je ne veux pas tromper” comprend comme cas particulier “je ne veux pas me tromper moi-même’ ’. Mais pourquoi donc ne pas tromper ? Et pourquoi ne pas se laisser tromper ?
Remarquons que les raisons qui répondent à la première de ces questions relèvent d’un tout autre domaine que celles qui répondent à la seconde : si l’on ne veut pas se laisser tromper, c’est qu’on suppose qu’il est nuisible, dangereux, néfaste d’être trompé. La science, dans cette hypothèse, serait donc une longue ruse : mesure de précaution, affaire d’utilité. Mais on pourrait lui objecter à juste titre : eh quoi ! la volonté de ne pas se laisser tromper est-elle vraiment moins nuisible, moins dangereuse, moins néfaste que son absence ? (...) La foi dans la science, cette foi qui existe en fait de façon incontestable, ne peut avoir son origine dans un calcul utilitaire ; elle a dû se former au contraire malgré le danger et l’inutilité de la « vérité à tout prix », danger et inutilité que la vie démontre sans cesse. (Vérité « à tout prix » ! Nous savons trop bien ce que c’est, nous ne le savons, hélas, que trop, quand nous avons offert sur cet autel, et sacrifié de notre couteau, toutes les croyances, une à une !)
« Vouloir la vérité » ne signifie donc pas « vouloir ne pas se laisser tromper» mais — et il n’y a pas d’autre choix — « vouloir ne pas tromper les autres ni soi-même », CE QUI NOUS RAMÈNE dans le DOMAINE MORAL. Qu’on se demande sérieusement en effet : « Pourquoi vouloir ne pas tromper ? », surtout s’il semble — et c’est bien le cas ! — que la vie soit montée en vue de l’apparence, j’entends qu’elle vise à égarer, à duper, à dissimuler, à éblouir, à aveugler, et si, d’autre part, elle s’est toujours montrée sous son plus grand format du côté des fourbes les moins scrupuleux ? Interprété timidement, ce dessein de ne pas tromper peut passer pour une donquichotte-rie, petite déraison d’enthousiasme ; mais il se peut qu’il soit aussi quelque chose de pire : un principe destructeur, ennemi de la vie... « Vouloir le vrai » ce pourrait être, secrètement, vouloir la mort. En sorte que le pourquoi de la science se ramène à un problème moral : POURQUOI, D’UNE FAÇON GÉNÉRALE, TOUTE MORALE, quand la vie, la nature, l’histoire sont immorales ? Sans aucun doute qui veut le vrai, au sens intrépide et u suprême que suppose la foi dans la science, affirme par cette volonté MÊME UN autre MONDE que celui de la vie, de la nature et de l’histoire ; et dans la mesure où il affirme cet « autre monde », ne nie-t-il pas nécessairement du même coup son antipode : ce monde, le nôtre ?
Frédérich Nietzsche, Le Gai Savoir (1882), Livre V, § 344, trad. A. Vialatte, coll. «Idées», Gallimard, 1950, pp. 287-288.
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ruse: mesure de précaution, affaire d'utilité.
Mais on pourrait
lui objecter à juste titre: eh quoi ! la volonté de ne pas se lais
ser tromper est-elle vraiment moins nuisible, moins dangereuse,
moins néfaste que son absence ? ( ...
) La foi dans la science,
cette foi qui existe en fait de façon incontestable, ne peut avoir
son origine dans un calcul utilitaire ; elle a dû se former au
contraire MALGRÉ le danger et l'inutilité de la «vérité à tout
prix», danger et inutilité que la vie démontre sans cesse.
(Vérité
«à tout prix» ! Nous savons trop bien ce que c'est, nous
ne le savons, hélas, que trop, quand nous avons offert sur cet
autel, et sacrifié de notre couteau, toutes les croyances, une à
une!)
« Vouloir la vérité » ne signifie donc pas « vouloir ne pas
se laisser tromper» mais - et il n'y a pas d'autre choix -
« vouloir ne pas tromper les autres ni soi-même», CE QUI NOUS
RAMÈNE DANS LE DOMAINE MORAL.
Qu'on se demande sérieu
sement en effet : «Pourquoi vouloir ne pas tromper?», sur
tout s'il semble - et c'est bien le cas ! - que la vie soit mon
tée en vue de l'apparence, j'entends qu'elle vise à égarer, à
duper, à dissimuler, à éblouir, à aveugler, et si, d'autre part,
elle s'est toujours montrée sous son plus grand format du côté
des fourbes les moins scrupuleux ? Interprété timidement, ce
dessein de ne pas tromper peut passer pour une donquichotte
rie, petite déraison d'enthousiasme; mais il se peut qu'il soit
aussi quelque chose de pire : un principe destructeur, ennemi
de la vie ...
« Vouloir le vrai» ce pourrait être, secrètement, vou
loir la mort.
En sorte que le pourquoi de la science se ramène
à un problème moral : POURQUOI, D'UNE FAÇON GÉNÉRALE,
TOUTE MORALE, quand la vie, la nature, l'histoire sont immo
rales ? Sans aucun doute qui veut le vrai, au sens intrépide et
,,suprême que suppose la foi dans la science, AFFIRME PAR CETTE
VOLONTÉ MÊME UN AUTRE MONDE que celui de la vie, de la
nature et de l'histoire ; et dans la mesure où il affirme cet « autre
monde», ne nie-t-il pas nécessairement du même coup son anti
pode : ce monde, le nôtre ?
Frédérich NIETZSCHE, Le Gai Savoir (1882), Livre V, § 344, trad.
A.
Vialatte, coll.
«Idées», Gallimard, 1950, pp.
287-288..
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