La victoire d'Épicure: Lucrèce, De la nature, 1, vers 62-79, trad. J. Kany-Turpin, OF-Flammarion.
Publié le 19/03/2015
Extrait du document
La victoire d'Épicure
La vie humaine, spectacle répugnant, gisait
sur la terre, écrasée sous le poids de la religion,
dont la tête surgie des régions célestes
menaçait les mortels de son regard hideux,
quand pour la première fois un homme, un Grec,
osa la regarder en face, l'affronter enfin.
Le prestige des dieux ni la foudre ne l'arrêtèrent,
non plus que le ciel de son grondement menaçant,
mais son ardeur fut stimulée au point qu'il désira
gorcer le premier les verrous de la nature ;
Donc, la vigueur de son esprit triompha, et dehors
s'élança, bien loin des remparts enflammés du monde.
Il parcourut par la pensée l'univers infini.
Vainqueur, il revient nous dire ce qui peut naître
ou non, pourquoi enfin est assigné à chaque chose
un pouvoir limité, une borne immuable.
Ainsi, la religion est soumise à son tour,
piétinée, victoire qui nous élève au ciel.
Lucrèce, De la nature, 1, vers 62-79,
trad. J. Kany-Turpin, OF-Flammarion.
«
La victoire d 'Épicure 39
nent.
Il surgit, lève la tête, se dresse, et redresse avec lui toute
l'humanité.
Ses yeux mortels fixent désormais sans faiblir le
visage céleste
d'une religion écrasante.
Prisonnière de son ignorance, l'humanité ne peut que subir
son rapport au monde.
« Si tous les autres phénomènes que
sur terre et dans le ciel voient s'accomplir les mortels, tiennent
souvent leurs esprits suspendus dans l'effroi, les font s'humi
lier dans la crainte des dieux, les abattent et les courbent vers
la terre, c'est que leur ignorance des causes les contraint de
tout remettre à l'autorité des dieux, et de leur accorder le
royaume du monde» (Lucrèce).
Le feu du ciel, la tempête qui
menace, la nuit qui en plein jour étouffe en quelques instants
la lumière du soleil, ouvrent à une religion de peur son
emprise.
Cette peur, il faut à la fois montrer sa vanité et la com
prendre par sa cause.
La connaissance de la nature, ou phy
sique,
est alors une sorte de devoir, dont relève la quête du
bonheur.
Comment se représenter la plus petite particule de matière,
voir l'énergie qui la constitue ? La langue grecque dit « atome»,
littéralement ce qui est insécable.
Les choses seront faites de
ces atomes, que Cicéron, selon l'étymologie, appelle « indi
vidua » (indivisibles), et qui se combinent indéfiniment.
Par quelle image évoquer la genèse du monde ? Les atomes
tombent en pluie, inlassablement.
Toute forme semble se dis
soudre dans ces traits serrés et parallèles de lumière, ou s'y
esquisser
pour en surgir bientôt.
Comme si les mondes passés
et à venir naissaient de la pluie elle-même.
Une nouvelle
image vient alors.
Un souffle oblique coupe la pluie et préci
pite les gouttes de lumière les unes sur les autres.
Les choses se
composent et forment l'ordre d'un paysage.
Les atomes sont
crochus, pour pouvoir tenir ensemble.
Ainsi s'agencent les
particules élémentaires et durent les objets issus de leurs ren
contres.
Il faut penser le mouvement des petits corps matériels comme
un jeu aléatoire, sans finalité particulière.
C'est ainsi le jeu indé
fini des possibles
qui compose les mondes successifs.
Le hasard
des rencontres et la nécessité des lois d'agencement trament
l'ordre réel.
L'histoire sans fin de l'univers déroule en elle la
succession des
mondes qui se font et se défont.
Nulle finalité,
nulle création ex nihilo ne sont requises pour comprendre.
La
pensée découvre un ordre intelligible, quoique provisoire, une
dynamique naturelle déterminée mais aléatoire..
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